4.3.2.2 les termes appartenant au registre familier

Nous avons relevé dans notre corpus un certain nombre de termes qui appartiennent au registre familier ou populaire (et qui sont marqués comme tels dans un dictionnaire de langue générale). Nous avons cherché ces termes dans le Novo Dicionário Aurélio da Lingua Portuguesa, afin de vérifier si le sens qu’ils ont dans notre contexte était également enregistré dans un dictionnaire de langue.

  • faturar

le premier sens de ce verbe est celui du français “ facturer ”. Toutefois, ce verbe est marqué “ bras. populaire ” avec le sens de “ tirer un profit matériel, gagner beaucoup d’argent ”. C’est en général avec ce dernier sens que ce verbe apparaît dans notre corpus. Ainsi, les contextes d’actualisation suivent le modèle suivant : ‘“ a empresa fatura 4,5 bilhões de dólares por ano com sua atividade ”’ (Veja, 12/6/91) [l’entreprise réalise un chiffre d’affaires de 4,5 milliards de dollars par an avec son activité]. De la même façon, faturamento, qui au départ signifie [facturation], est utilisé dans notre corpus avec le sens de [chiffre d’affaires] : ‘“ essa rota aumentou o faturamento da TAM em mais de um milhão de dolares ”’ (Veja, 7/8/91) [cette destination a augmenté le chiffre d’affaires de la TAM de plus d’un million de dollars]. Faturar a une fréquence de 60, et faturamento de 89, ils figurent donc parmi les termes les plus fréquents, et ces deux termes sont communs aux revues générales et spécialisées. C’est avec le sens enregistré comme “ populaire ” dans un dictionnaire de langue que ces deux termes sont actualisés dans notre corpus.

  • pacote

le premier sens de pacote est celui du français [paquet]. On retrouve ensuite les sens suivants : “ par extension : combinaison d’éléments qui sont en relation, et qui forment un tout. Brésil : série de décrets-lois pris en une seule fois ”. C’est avec ce sens que pacote est employé dans notre corpus. Ex : “ o único efeito que o governo consegue editando pacotes e mais pacotes é desorganisar o sistema produtivo e agravar os problemas sociais ” (Veja, 11/9/91) [le seul effet obtenu par le gouvernement en imposant un train de mesures après l’autre, c’est de désorganiser le système productif et d’aggraver les problèmes sociaux] ; “ o que seria um Banco Central independente no país da inflação, do confisco e dos pacotes ? ” (Veja, 29/5/91) [que serait une Banque Centrale indépendante au pays de l’inflation, de la confiscation et des trains de mesures ?]. Pacote  a une fréquence élevée (36) ; ce n’est pas vraiment un terme du registre familier en tant que tel, c’est plutôt l’utilisation qu’on en fait. Il fait référence a une pratique qui a tendance à se répéter de façon excessive dans la vie économique et politique du pays, faisant, défaisant et refaisant les “ règles du jeu ” économique. Le deuxième contexte d’actualisation, qui contient à la fois pacote , inflação et confisco est d’ailleurs très intéressant, car très révélateur d’une situation globale. Nous reviendrons sur ce terme un peu plus loin, car il fait l’objet de divers “ traitements ” : métaphorisation, augmentation / diminution, etc.

  • calote

calote est présenté comme un diminutif de “ calo ” qui, régionalement, et dans le registre familier, signifie “ dette non payée et/ou contractée sans intention de paiement ”. L’expression “levar um calote ” ressemblant beaucoup au français “ se prendre une calotte ”, nous avons voulu vérifier si, justement, calote ne viendrait pas du français “ calotte ”. Après consultation d’un dictionnaire étymologique, il apparaît que l’origine de calote est incertaine, mais qu’il viendrait peut-être du français “ culotte ”, terme du jeu de domino. Le petit Robert nous donne une indication fort intéressante : “ prendre une culotte : perdre un forte somme au jeu ”. Il nous semble que cette expression pourrait être à l’origine du portugais calote ; remarquons que le mot “ carotte ” est également utilisé, en français familier, pour désigner une somme d’argent due et non payée (on sait que de nombreuses expressions françaises ont “ émigré ” au Brésil aux XVII° et XVII° siècles). Bien que familier, calote est beaucoup employé (sa fréquence est élevée), mais surtout dans les revues générales. Ses contextes d’actualisation font généralement référence à des entreprises ou des clients “ mauvais payeurs ”, mais aussi à l’éventualité d’un non-remboursement des capitaux bloqués en 1990 (voir chapitre 2, en 2.5.1) .

Exemple 1: revue Veja (22/5/91), dans un article sur des emprunts concédés par une grande banque et qui n’ont pas été soldés par les débiteurs : “ normalmente, os bancos privados engolem a seco esse calote, cobem a conta fazendo provisões com parte dos lucros e tentam emprestar para gente mais confiável na próxima vez ” [normalement, les banques privées avalent tout rond ce non-remboursement, couvrent l’addition en faisant des provisions avec une partie des bénéfices et essaient de prêter à des gens plus fiables la fois suivante].

Exemple 2 : revue Veja (26/9/91) “ se a situação evoluir segundo esse molde, pode-se contar, muito provavelmente, com um novo pacote econômico – dificilmente uma coisa tão drástica como um calote na devolução dos cruzados novos ou um congelamento, mesmo porque o país está enfarado desses recursos violentos e inócuos ” [si la situation évolue sur cette même ligne, on peut s’attendre, très probablement, à un nouveau train de mesures économiques – difficilement une mesure aussi radicale qu’un non-remboursement des cruzados novos ou un blocage des prix, surtout parce que le pays en a plus qu’assez de ces recours violents et sans effet].

Nous avons volontairement cité des contextes complets parce qu’ils nous semblaient intéressants. On peut au passage remarquer que pacote et calote apparaissent dans le même contexte. Ce qui nous semble significatif d’une attitude de dérision, c’est l’utilisation, dans un contexte et sur un sujet tout à fait sérieux, d’un terme éminemment familier.

  • rombo

premier sens : “ trou de grandes proportions ”; sens figuré : “ diminution brutale d’une quantité ”. Surtout utilisé en tant que rombo de caixa [trou dans la caisse / trou de trésorerie]. Ex : “ os problemas da Petrobrás, uma estatal com rombos de caixa e mais funcionários do que necessita, são enormes ” (Veja, 24/7/91) [les problèmes de la Petrobras, une entreprise publique avec des trous de trésorerie et plus d’employés qu’elle n’en a besoin, sont énormes]. On peut remarquer que rombo n’apparaît que dans les revues générales.

  • Fundão

Nous avons déjà commenté ce terme, à propos des suffixes augmentatifs. Utilisé dans les revues générales, c’est un “ raccourci ” familier de “ Fundo de Aplicações Financeiras ”, qui pourrait être rendu en français par “ le bon vieux fonds ”. Il nous semble, en effet, que le raccourci effectué par l’utilisation du suffixe induit une connotation de familiarité.

  • baque

Il s’agit au départ d’une onomatopée, qui désigne “ le bruit d’un corps qui tombe ”, par extension “ une chute ”, et au sens figuré “ désastre subit ”. C’est dans ce sens qu’il est utilisé, surtout dans les revues générales, pour désigner une chute brusque des bénéfices des entreprises, du taux de change, ou une crise économique soudaine. Il pourrait être rendu par [chute libre] ou [coup dur] suivant les contextes. Ex : “ para as empresas que exportam, o baque da recessão foi bem mais ameno ” (Veja 2/9/92) [pour les entreprises qui exportent déjà, le coup dur de la récession s’est moins fait sentir].

  • tarifaço

Obtenu par l’ajout du suffixe –aço à tarifa, ce terme, utilisé dans les revues générales, désigne une série d’augmentation des tarifs publics ; il ne figure pas dans les dictionnaires de langue générale. Le suffixe –aço est augmentatif et généralement péjoratif (equivalent du français –ard), ce qui explique que son ajout à tarifa, qui signifie simplement [tarif], suffise à en étendre le sens : on comprend qu’il s’agit d’augmentations en masse. Ex : “ o preço dos derivados de petróleo subiu 43% com o tarifaço de janeiro (Veja 13/3/91) [le prix des dérivés du pétrole a augmenté de 43% après la série d’augmentations de janvier]. Sa “ compacité ” et sa charge connotative sont difficiles à rendre en français.

  • black

utilisé à la place de “ marché noir ”, de façon familière, presque argotique.

  • tombo

signifie [chute], mais est plus familier que “ queda ”. Utilisé pour désigner une diminution brutale et importante.

A travers les exemples donnés ci-dessus, on remarque une certaine “ désinvolture ” dans le traitement de l’information, et souvent une certaine ironie. On peut d’ailleurs remarquer que les termes familiers s’appliquent surtout à des phénomènes négatifs (calote [emprunt non remboursé], rombo [trou de trésorerie], et même pacote [train de mesures] qui, dans un contexte brésilien, laisse plutôt présager le pire). Nous n’émettons pas ici de jugement dépréciatif, loin de là. Mais il se trouve que, au Brésil, le sujet économique n’est pas restreint au cercle des spécialistes. Toute personne, que ce soit dans la rue, au travail ou en famille, peut commenter les événements de la vie économique, avec une “ familiarité ” qui est parfois déconcertante pour un observateur extérieur. Cette familiarité est, certainement, une façon de dédramatiser la situation. La dérision est un excellent moyen de défense. Tout ceci fait que l’on constate deux “ directions ” différentes : d’une part, le langage des spécialistes est parfois “ contaminé ” par des expressions du registre familier, et, d’autre part, des non-spécialistes utilisent des termes spécialisés (reste à savoir s’ils les utilisent à bon escient). Cette “ inter-pénétration ” du langage spécialisé et du langage courant, voire familier, nous semble être un des points clé du langage de l’économie au Brésil.

Ainsi, la familiarité que les locuteurs peuvent avoir avec le sujet économique va se traduire par une familiarité linguistique. Il nous semble que cette apparente familiarité traduit toute la complexité de la langue de l’économie au Brésil. En effet, on constate, d’une part, l’utilisation de termes issus du registre familier par les spécialistes, et l’utilisation de certains termes spécialisés par des non-spécialistes ; mais, d’autre part, on remarque également que l’emploi de certains termes, en particulier de termes empruntés à l’anglais dans le domaine financier, crée un langage d’initiés qui fonctionne comme une barrière entre spécialistes et non-spécialistes.

On constate donc une tension entre deux extrêmes, la familiarité d’une part, et le langage d’initiés, d’autre part, ces deux extrêmes ayant peut-être la même fonction : celle de protéger, de fermer l’accès à la véritable connaissance économique. Le langage d’initiés constituerait une barrière entre spécialistes et non-spécialistes, alors que la familiarité serait plutôt un “ trompe-l’oeil ” ; en utilisant des termes issus du registre familier, les spécialistes peuvent donner l’illusion au grand-public qu’il participe et maîtrise les phénomènes économiques, alors qu’il les subit essentiellement. L’apparente familiarité de la langue de l’économie au Brésil, que ce soit dans l’utilisation de termes familiers ou par l’emploi de métaphores, fonctionne peut-être comme un écran dissimulant la véritable connaissance économique. Le grand public a peut-être accès à un certain langage de l’économie, mais le langage véritablement spécialisé, tout comme la connaissance des mécanismes profonds de l’économie, lui échappent.