4.3.2.3 La créativité lexicale dans le cadre de notre corpus

Nous aimerions commencer en citant l’article de Vidalenc (1997) sur l’emploi de la métaphore comme outil de dénomination en histoire des sciences. Même si le but de son étude est assez différent du nôtre, ses remarques à propos des métaphores et la notion de “ réussite lexicale ”, lorsque ‘la métaphore “ devient un outil de dénomination de plein droit ” (Vidalenc 1997 :135)’ nous semblent pertinentes quant à notre corpus. Nous avons vu ci-dessus, en 4.3.2.1, que les métaphores se rapportant à l’inflation sont assez fréquentes. Ni le dragon ni les tigres de l’inflation ne sont entrés dans le dictionnaire (un des critères de “ réussite lexicale ” selon Vidalenc), mais ils sont néanmoins entrés dans le vocabulaire des spécialistes et du grand public, et sont immédiatement associés à l’inflation lorsqu’ils sont contextualisés. Cela est-il suffisant pour dire que “ dragon ” a été intégré à la terminologie de l’économie, il semble clair que non. Nous allons justement nous intéresser, ici, aux créations, métaphoriques ou non, conçues “ au fil de la plume ” (Vidalenc, 1997, 135) et qui sont “ à usage unique ” (idem, 138), contrairement aux grands axes de métaphorisation auxquels nous nous sommes intéressée ci-dessus, en 4.3.2.1.

Voici tout d’abord un premier exemple de métaphore née “ au fil de la plume ” :

Revue Veja, 18/12/91 : “ Está voltando lentamente desde o final de novembro um pequeno pedaço dos dólares fujões que costumam seguir a rota migratória de Miami, das Ilhas Caimãs e de outros paraísos fiscais sempre que o inverno dos planos econômicos enregela a economia brasileira ”.

[Depuis fin novembre, on assiste au lent retour d’une petite partie des dollars qui s’étaient fait la malle, dollars qui suivent habituellement la route migratoire de Miami, des Iles Caïmans et d’autres paradis fiscaux chaque fois qui l’hiver des plans économiques gèle l’économie brésilienne]

L’adjectif fujões vient du verbe fugir [fuir] auquel on a ajouté le suffixe –ão pour en faire un adjectif. Comme nous l’avons dit plus haut, ce suffixe a une valeur à la fois augmentative et péjorative, d’où notre proposition de traduction “ dollars qui se sont fait la malle ”. Nous sommes ici face à une métaphore qui fonctionne parfaitement, grâce à l’isotopie créée par des mots comme “ route migratoire ” et “ hiver ”, métaphore qui a évidemment un côté ludique et ironique.

D’autres créations, non métaphoriques, nous semblent dignes d’être signalées. Il s’agit généralement de créations lexicales “ à usage unique ” mettant à profit la valeur connotative affective des suffixes. Ainsi, nous aimerions revenir sur le cas de pacote (littéralement “ paquet ”, dans ce contexte [train de mesures], c’est-à-dire un ensemble de mesures gouvernementales prises en une seule fois) déjà commenté plus haut, dans le cadre des termes issus du registre familier. Nous avons dans les textes de notre corpus trois exemples de suffixation du terme pacote : un “ petit paquet ” (pacotinho), un “ gros paquet ” (pacotão), et un “ bon gros paquet ” (pacotaço). Il va de soi que la traduction de ces trois exemples en français est pratiquement impossible.

Revue Veja, 10/4/91 : “ Além da dívida em atraso, o Japão e outros países estranham a inflação com que os governos brasileiros convivem, a regulamentação milimétrica da economia e os pacotaços que fazem do Brasil um território suspeito para o capital de fora ”.

[Outre la dette en retard, le Japon et d’autres pays s’étonnent de l’inflation avec laquelle les gouvernements brésiliens vivent, de la réglementation au millimètre près de l’économie et les convois de trains de mesures qui font du Brésil un territoire suspect pour le capital étranger]

Revue Veja, 24/6/91 : “ A inflação está patinando e pelo jeito não vai cair. Se continuar desse jeito, o governo terá que tomar uma medida, seja um pacotinho , seja um pacotão – advertia o então deputado Delfim Neto ”.

[L’inflation patine, et apparemment elle ne va pas tomber. Si ça continue comme ça, le gouvernement devra prendre une mesure, soit un petit train, soit un grand train de mesures – avertissait le député Delfim Neto]

L’addition de suffixes augmentatifs (-ão, -aço) ou diminutif (-inho) établit une “ échelle ” dans les pacotes. L’exemple de pacotaço est éminemment péjoratif, ce que confirme d’ailleurs le contexte. L’exemple de pacotão et pacotinho dénote un certain humour, ce qui, d’une certaine façon, est également dépréciatif, surtout si l’on considère que la phrase est prononcée par Delfim Neto, éminent économiste brésilien, qui fut ministre de l’économie de 1967 à 1974 (époque du “ miracle brésilien ”).

Nous avons déjà présenté deux exemples de suffixation, Sunabesco [de chez la Sunab], qui est une création “ à usage unique ”, et tarifaço [mesures tarifaires]. Ce dernier exemple est intéressant car il peut être considéré comme “ en voie de réussite lexicale ”. En effet, même s’il n’est pas encore entré dans les dictionnaires consultés, il est déjà très utilisé par les spécialistes, et toujours avec la même signification, ce qui nous semble être un gage de réussite.

Comme nous l’avons déjà signalé à plusieurs reprises, la langue portugaise parlée au Brésil est extrêmement dynamique et créative, dans le langage parlé mais aussi dans la langue écrite, et le langage journalistique ne fait pas exception à cette règle. Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce contexte, c’est de savoir où se trouve la limite entre le langage spécialisé et le langage “ grand-public ” de l’économie, puisque l’un et l’autre semblent présenter des caractéristiques qui pourraient provenir de l’une et l’autre “ sphère ” : ainsi, le langage spécialisé est sujet à la créativité lexicale propre au langage courant, en même temps que les particuliers utilisent des termes spécialisés (reste à savoir dans quelle mesure et avec quel “ taux de réussite ”).