4.4 LA LANGUE DE L’ÉCONOMIE AU BRÉSIL : LANGUE DE SPÉCIALITÉ ?

Comme nous avons tenté de l’expliquer en 4.3.1, l’économie et les “ mots ” qui en parlent occupent une place très particulière dans la société brésilienne. Tout au long de l’élaboration du présent travail, nous avons eu le sentiment que la langue de l’économie, au Brésil, n’appartenait plus vraiment aux spécialistes, mais qu’elle était, en quelque sorte, “ tombée dans le domaine public ”, se rapprochant ainsi plus de la langue commune que d’une langue de spécialité. Toutefois, ce sentiment ne résistera peut-être pas à l’analyse à laquelle nous allons nous livrer, et, de toute façon, il nous semble impossible d’être catégorique. La langue de l’économie, au Brésil, oscille certainement entre la sphère de la langue commune et celle des langues de spécialité, mais tout est question de degré.

Nous allons tout d’abord reprendre les notions de spécialité énoncées par Cabré (1998 : 121-124), afin de les appliquer au domaine de l’économie, dans le contexte brésilien. On peut en premier lieu, considérant la notion de spécialité au sens large, estimer que la spécialisation se définit par le sujet. Ainsi, est spécialisé tout texte ou toute communication qui traite d’un sujet spécialisé. Mais ce critère ne semble pas suffisant, ‘“ parce que la vie de tous les jours comprend pour chaque individu une quantité d’activités spécialisées, même si on ne les perçoit pas comme telles ”, et “ parce que des sujets spécialisés, au sens strict du terme, interviennent souvent dans la vie de tous les jours ” (Cabré 1998 : 121)’ (phénomène de banalisation). Cette conception de la spécialisation au sens large ne permet en effet pas de faire de véritable distinction entre un texte ou une communication spécialisés ou non-spécialisés. Ainsi, toute incursion d’un sujet spécialisé dans une conversation quotidienne suffirait à en faire une communication spécialisée, et ce n’est pas le cas. Si nous appliquons ces réflexions au domaine de l’économie, il est clair que, dans le contexte brésilien, le sujet économique tient une place importante dans les échanges quotidiens, or cela ne suffit pas à en faire des échanges spécialisés, ni à faire de tous les locuteurs communiquant sur ce sujet des spécialistes. Cette notion de spécialisation au sens large, fondée uniquement sur un critère de sujet spécialisé, est donc assez inopérante. Comme le dit Cabré (1995 : 123), il conviendrait de ‘“ combiner le critère du sujet ainsi que des conditions de nature pragmatique, comme le type de situation et de locuteurs’ ”.

Si l’on considère à présent la notion de spécialité dans un sens restreint, on peut estimer que les langues de spécialité sont limitées aux communications entre spécialistes, ce qui suppose une qualification et un apprentissage préalables. Mais dans ce cas, comment considérer les textes didactiques, visant la vulgarisation, rédigés par des spécialistes pour des non-spécialistes ? De même, une communication entre non-spécialistes sur un sujet spécialisé échappe-t-elle nécessairement à cette notion de spécialité ? Cette conception nous semble quelque peu “ élitiste ”, ou tout au moins limitative. Une langue de spécialité ne se limite pas à un jargon, elle peut être accessible au plus grand nombre. C’est uniquement le degré de spécialisation qui est différent. Cabré résume la situation comme suit :

Chaque langue de spécialité peut être actualisée à des niveaux différents de spécialisation. Le sommet de la pyramide correspond à la communication entre spécialistes et la base, à la communication de vulgarisation destinée au grand public. (...) Ce qui définit la langue de spécialité est le sujet, et un texte ne cesse pas d’être spécialisé lorsqu’il vise la vulgarisation, son degré de spécialisation est tout simplement moindre.

Cabré (1995 : 124)’

Cette notion de “ pyramide ” et de différents niveaux d’actualisation nous semble s’appliquer particulièrement bien à la situation de la langue de l’économie au Brésil. On ne peut évidemment pas mettre sur le même plan les communications entre spécialistes des milieux financiers, le discours de vulgarisation d’un économiste expliquant à ses concitoyens la teneur du nouveau plan économique, et les conversations entre deux clients d’un même supermarché à propos du gel des prix et salaires. C’est justement ce dernier niveau d’actualisation de la langue de l’économie qui nous paraît le plus remarquable dans ce contexte. La base de la pyramide (pour reprendre l’expression de Cabré) serait ainsi particulièrement large, car y figurent non seulement les discours de vulgarisation (discours des spécialistes vers les non-spécialistes), mais également un grand nombre de discours de banalisation (discours des non-spécialistes entre eux sur un sujet spécialisé). Le sujet économique fait partie des discours quotidiens, entre non-spécialistes, comme nous l’avons déjà dit. On peut ainsi avoir un discours de spécialité (à un certain degré) produit par un non-spécialiste pour un non-spécialiste. Ce fait nous paraît assez caractéristique de la situation brésilienne. Car si de nombreux sujets relativement spécialisés interviennent dans les discours entre non-spécialistes (que ce soit le football, le réchauffement de la planète on internet), il est assez rare de voir ce phénomène à propos de sujets économiques, tout au moins pas de façon aussi marquée et dans la même mesure que dans le contexte brésilien.

Si nous reprenons à présent certains critères de définition des langues de spécialité proposés par Cabré et que nous les appliquons à notre sujet, plusieurs réflexions peuvent en découler :

Nous considérons que les sujets spécialisés sont ceux dont les contenus notionnels ne sont pas partagés par l’ensemble des locuteurs d’une langue, et qui nécessitent un apprentissage particulier

(Cabré 1998 : 125)’

Effectivement, les “ contenus notionnels ” des termes de l’économie ne sont pas partagés par l’ensemble des locuteurs. On peut en effet penser que l’utilisation d’un terme ne signifie pas forcément que le locuteur domine le contenu notionnel. C’est certainement là que se situe la barrière entre spécialistes et non-spécialistes. Les spécialistes savent exactement de quoi ils parlent, les non-spécialistes le savent en partie. Ainsi, il nous semble que, de fait, les Brésiliens maîtrisent un certain nombre de notions économiques, essentiellement tout ce qui peut toucher à leur vie quotidienne, mais de façon relativement superficielle. De plus, ils utilisent sans doute un nombre de termes plus important que ceux dont ils dominent, même en partie, la notion qu’ils recouvrent. L’environnement brésilien regorge de termes économiques, et ces termes sont forcément repris dans les échanges entre locuteurs, sans que cela signifie que le contenu notionnel soit connu de tous.

Nous supposons que les utilisateurs de ces langues de spécialité, les spécialistes, connaissent ces contenus notionnels, et nous établissons une distinction entre producteurs et récepteurs de communication spécialisée. Seuls les individus qui possèdent la connaissance spécifique d’un sujet, connaissance acquise par apprentissage, peuvent produire des communications scientifiques, techniques ou professionnelles. Sont en mesure, en revanche, d’être récepteurs de communications sur des sujets restreints, à la fois les spécialistes du domaine en question, qui peuvent agir aussi comme des émetteurs dans n’importe quel acte de communication, et à la fois le public en général, qui reçoit passivement les communications spécialisées lorsqu’il s’initie à un domaine.

(Cabré 1998 : 125)’

Cette distinction entre “ producteur ” et “ récepteur ” de communication spécialisée est éminemment pertinente. Reconnaissons que, même dans le contexte qui nous intéresse, les producteurs sont la plupart du temps les spécialistes, et les récepteurs, le public en général. Toutefois, il nous semble que, dans la société brésilienne, un grand nombre de locuteurs non-spécialistes sont des producteurs potentiels de communications spécialisées, à un degré de spécialisation évidemment bien moindre que ne le serait une production de spécialiste. Combien de fois n’avons-nous pas assisté à ce type de communication, de façon tout à fait informelle : comparaison de l’évolution des prix entre clients d’un même supermarché, collègues commentant le gel des salaires, conseil de placement financier à court terme entre amis, etc. Une scène nous semble pouvoir illustrer ce propos : quelques temps avant le passage du cruzeiro real au real (juillet 1994), un receveur (personne qui, dans les bus, est chargé de vendre les billets et de contrôler la montée et descente des passagers) expliquait de façon très didactique, et devant un public de passagers absolument attentifs, que cette fois il ne s’agirait pas de convertir 1000 en 1, mais 2750 en 1, donnant des exemples et des astuces de conversion, des nouveaux prix, etc. Cette scène est certes anecdotique, mais elle n’en est pas moins exemplaire. Elle illustre l’existence, au Brésil, de discours économiques spécialisés en dehors des sphères spécialisées, et hors du contrôle des spécialistes. Parce que le receveur de notre anecdote s’était approprié un certain discours spécialisé, et qu’il le retransmettait, à sa manière et avec ses propres mots, dans une sphère non-spécialisée pour un public non-spécialisé, la transmission de connaissance se faisait de façon plus sûre. Ce discours se situait à la base de la pyramide de la langue de l’économie, mais il existait en dehors de toute intervention de spécialiste (du moins pour cette situation précise, il est clair qu’un discours de spécialiste était intervenu en amont). Cet état de fait nous semble tout à fait révélateur de la place qu’occupait, à l’époque concernée par ce travail, le sujet économique dans le contexte brésilien. Mais remarquons que, même si des non-spécialistes peuvent produire certaines communications spécialisées, cela ne signifie pas qu’ils maîtrisent le sujet.

Nous voudrions à présent faire de nouveau référence au schéma de Rondeau (1983 : 25) : plus on se situe dans la zone des cercles excentriques de la langue de spécialité, plus le nombre de locuteurs se restreint. Les non-spécialistes, le public en général, n’a accès qu’à une certaine zone de cette langue de spécialité. Si nous appliquons ce schéma à la langue de l’économie au Brésil, nous pourrions arriver au Schéma 1.

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Il y aurait ainsi un noyau central de la langue de l’économie, partagé par un grand nombre de locuteurs ; ce noyau serait relativement volumineux, compte tenu de la place occupée par le sujet économique dans la société brésilienne. Y figureraient les termes relatifs à l’inflation, au gel des prix et salaires, tout ce qui touche directement la vie quotidienne, en fait, tout ce qui concerne les consommateurs.

Dans les zones excentriques du vocabulaire ultra-spécialisé, figurerait le jargon de la finance, mais aussi les termes propres aux professionnels du commerce, termes appartenant au domaine des producteurs.

Si nous essayons d’appliquer ces réflexions à notre corpus, nous pouvons observer les faits suivants :

anti-dumping [anti-dumping]

bens de capital [biens de production]

bens de consumo [biens de consommation]

bens de consumo duráveis / não duráveis / semi-duráveis [biens de consommation durables / non-durables / semi-durables]

desempenho exportador [performance à l’exportation]

mercado consumidor [marché consommateur]

mercado de destino [marché de destination]

pauta de exportação [nomenclature d’exportation]

pauta de importação [nomenclature d’importation]

On peut aussi citer câmbio comercial [change commercial], cotation du dollar qui ne concerne que les échanges commerciaux avec l’étranger, ou contrato de câmbio [contrat de change], qui désigne un contrat établi entre une entreprise et un établissement bancaire, ou cesta de moedas [panier de devises]. Il est par contre intéressant d’observer qu’un terme comme deflator [déflateur] figure dans cette zone. Un déflateur est un indice de correction des fluctuations monétaires servant à mesurer l’évolution réelle du pouvoir d’achat, “ exercice ” apparemment réservé aux spécialistes.

inflação [inflation]

exportação [exportation]

importação [importation]

faturamento [chiffre d’affaires]

desvalorização [dévaluation]

investimento [investissement]

reajuste [réajustement]

recessão [récession]

consumidor [consommateur]

mercadoria [marchandise], etc.

D’une manière générale, il s’agit de termes moyennement spécialisés, descripteurs de phénomènes comme le commerce :

comércio [commerce]

comércio exterior [commerce extérieur]

cliente [client]

demanda [demande]

encomenda [commande]

fornecedor [fournisseur]

oferta [offre]

tarifa alfandegária [tarif douanier]

abastecimento [approvisionnement] 

Les marchés financiers :

ação [action]

acionista [actionnaire]

Commisão de Valores Mobiliários [organisme de contrôle de la bourse]

debêntures [obligation] 

Les problèmes économiques propres au contexte :

hiperinflação [hyper-inflation]

ajuste [ajustement]

cheque pré-datado [chèque antidaté]

correção cambial [correction du change]

juros atrasados [intérêts moratoires]

indexação [indexation] 

La vie des entreprises :

concordata [concordat]

conglomerado [conglomérat]

capital de giro [capital tournant]

joint venture [joint venture]

monopólio [monopole],

montadora [usine de montage], etc.

Ces termes constituent la “ masse ” relativement stable du vocabulaire employé dans la presse pour parler des réalités économiques.

Les zones centrale et mitoyenne seraient, comme nous l’avons dit, des zones instables, dans la mesure où les termes qui y figurent seraient mobiles, pouvant migrer, suivant l’actualité économique, de la sphère extérieure vers le noyau central. La circulation entre les zones excentriques et la zone la plus centrale se ferait dans les deux sens. De la zone excentrique vers la zone de la langue économique partagée par un grand nombre de locuteurs, on assisterait au phénomène de la banalisation, ou, pour reprendre l’expression de Meyer et Mackintosh (2000 : 199) de “ déterminologisation ”. On peut en effet penser qu’un terme spécialisé, lorsqu’il passe dans le langage courant, subit un “ étirement de sens ”, les non-spécialistes maîtrisant moins bien les concepts sous-jacents aux termes que les spécialistes.

Du noyau central vers la zone excentrique, circuleraient les termes provenant du registre familier (calote, rombo, baque, tombo) qui sont devenus des termes, également les termes formés par l’adjonction d’affixes familiers (augmentatifs et diminutifs, suffixes à caractère péjoratif).

La métaphorisation pourrait, à notre avis, se faire dans les deux directions. Ainsi, lorsqu’il s’agit de la métaphorisation comme processus didactique, elle équivaut à un processus de vulgarisation, entraînant une migration des sphères les plus spécialisées vers la zone la plus centrale. A l’inverse, lorsqu’il s’agit d’un procédé éminemment familier d’appropriation d’une réalité afin de la rendre plus supportable, la métaphorisation favoriserait la migration de la langue commune vers les sphères les plus spécialisées.

Les frontières entre ces différentes zones, particulièrement perméables, fonctionneraient aussi comme des filtres : les spécialistes et décideurs se réserveraient, en quelque sorte, le vocabulaire ultra-spécialisé, et ne laisseraient passer dans les zones plus accessibles au public en général que ce qui ne mettrait pas en péril leur “ pouvoir ”. Le langage d’initiés, comme nous l’avons dit plus haut, fonctionne comme une barrière entre spécialistes et non-spécialistes. Maîtriser la terminologie spécialisée, et donc maîtriser les concepts, c’est avoir le pouvoir. Comme le dit ‘Malheiros Poulet ( 1993: 93) : “ 70% de la population subit la crise économique et ne peut pas lutter contre l’inflation. Cette partie de la population (...) ne connaît que le langage des prix, des bas salaires et du chômage ”’. La langue de l’économie serait ainsi le parfait reflet de la situation économique du Brésil : cette tension entre deux extrêmes, d’une part une grande familiarité (suffixes augmentatifs, diminutifs et péjoratifs, termes provenant du registre familier), et de l’autre un langage d’initiés absolument opaque, traduit le drame d’une grande partie de la population. Ce sont ceux qui souffrent le plus de la situation qui sont le moins en mesure de la comprendre, et de la combattre. A un extrême, la métaphorisation, l’humour et l’ironie comme moyen de survie, et à l’autre extrême, le langage d’initiés inaccessible comme rétention de connaissance et de pouvoir.

La langue de l’économie, au Brésil, est donc une langue de spécialité présentant certaines caractéristiques :

Nous nous sommes, tout au long de ce travail, demandé si la langue de l’économie au Brésil pouvait encore être considérée comme une langue de spécialité, et si oui, à quel degré. Il nous semble à présent pouvoir affirmer que la langue de l’économie dans ce contexte est, effectivement, une langue de spécialité, avec certaines caractéristiques, énoncées ci-dessus. Mais il est une notion qui nous paraît s’appliquer parfaitement ici, c’est celle du “ sentiment de spécialisation ”. Nous aimerions citer Pearson :

We believe that there is a direct correlation between the number of people who are familiar with a particular special vocabulary and the perception of that vocabulary being specialized. The fewer the number of participants in a subject domain, the more the domain, and its vocabulary, are likely to be perceived as specialized.

(Pearson 1998 : 27)’

Ainsi, si plus le nombre de spécialistes d’un domaine est réduit, plus ce domaine est ressenti comme spécialisé, il nous semble pouvoir affirmer que, inversement, plus le nombre de locuteurs ayant accès à un domaine et à son vocabulaire est élevé, et moins ce domaine est ressenti comme spécialisé. Le sentiment de spécialisation laisserait ainsi la place à un sentiment de familiarité. Toutefois, cette apparente familiarité ne serait que superficielle. En effet, comme l’a déjà souligné Gaudin ‘“ identifier n’est pas comprendre ” (Gaudin 1993 : 152)’. A ce propos, Delavigne (1995) dans sa recherche sur les discours sur le nucléaire à destination du grand public, arrive à une conclusion qui nous semble très intéressante :

Pour que les mots fassent sens, encore faut-il comprendre la valeur qu’ils prennent au sein du système linguistique, (...) les locuteurs chargent sémantiquement les termes à partir de leur signifiant en se référant à d’autres usages, mais une culture nucléaire insuffisante fait attribuer à ces formes des signifiés parfois bien éloignés du signifié original.

(Delavigne 1995 : 315)’

Certes, l’objet de cette étude est assez éloigné du nôtre. Toutefois, certains points communs peuvent être soulignés, en particulier le fait qu’il s’agisse d’un discours de média, à destination du grand public, sur un sujet spécialisé. Ainsi, dans le contexte du discours économique dans la presse brésilienne, on peut également dire que les locuteurs chargent sémantiquement les termes, en se référant à une “ culture économique ” qui, dans ce cas précis, est essentiellement empirique. Cette culture économique empirique leur permet d’appréhender en partie la signification de ces termes, mais le manque d’une culture économique “ savante ” ne leur permet pas de s’approprier véritablement le sens, la valeur des ces termes. La véritable connaissance spécialisée, enjeu de pouvoir, reste donc, ici aussi, le privilège d’un petit nombre.