5.2.2 Problèmes d’équivalences

Il est généralement convenu que les équivalences entre deux langues de spécialité sont plus faciles à établir que dans le langage courant. Ainsi, on pourrait penser que, dans le domaine du langage de spécialité, l’aspect culturel est moins important. Or, comme nous l’avons vu dans les chapitre 3 et 4, la charge culturelle des termes de l’économie et du commerce, dans le contexte de notre travail, est souvent très importante. Ainsi, les difficultés rencontrées lors de l’établissement d’équivalences entre les termes portugais et français n’ont pas été que d’ordre linguistique.

Les problèmes d’ordre linguistique que nous avons rencontrés sont essentiellement dus à la plus grande productivité de la langue portugaise, en particulier pour ce qui est de la dérivation par préfixation et suffixation. Comme nous l’avons déjà signalé, la langue portugaise peut synthétiser des informations dans un seul terme, là où le français aura recours à un syntagme. Les exemples de ce type de divergence sont nombreux dans notre corpus : leilão [vente aux enchères] / leiloar [mettre aux enchères] / leiloeiro [commissaire priseur], seguro [assurance] / seguradora [compagnie d’assurances], etc. Mais ces divergences sont uniquement formelles, et l’on peut affirmer que les notions, les concepts, sont les mêmes. De plus, la langue portugaise et la langue française étant relativement proches, les divergences formelles ne “ bloquent ” pas l’établissement d’équivalences.

Comme nous l’avons déjà dit, le langage spécialisé n’est pas “ à l’abri ” des spécificités culturelles. Ceci est encore plus vrai pour le langage économique et commercial, qui ne décrit pas une technique ou un domaine très spécialisé, mais une réalité qui peut être très différente d’un pays ou d’une société à l’autre. C’est évidemment le cas pour notre travail. Les années 1991 et 1992 au Brésil ont été très marquées par l’inflation et la récession économique, une situation qui peut paraître bien lointaine et étrange pour un Français. On peut ainsi se heurter, dans ce contexte, à des divergences de perception de la réalité entre ces deux langues / cultures, voire à une divergence du référent lui-même. Par exemple, comment rendre compte en français, en un seul terme, de cartório, lieu qui est à la fois bureau d’état civil (on s’y marie et on y enregistre les naissances), mairie (on y authentifie les photocopies et les signatures) et étude de notaire (on y signe les contrats, y enregistre les ventes, etc.). De la même façon, le terme consórcio, dont l’équivalent français [consortium] désigne un groupement d’entreprises dans le but d’atteindre des objectifs communs, évoque, pour un Brésilien, l’une des seules possibilités, pendant les années d’inflation (où les taux d’intérêts absolument prohibitifs rendaient le crédit à la consommation inabordable), d’acquérir une voiture, un réfrigérateur ou un magnétoscope : un groupement de personnes qui constituent une caisse commune, par le biais d’une consommation mensuelle, et dont un ou plusieurs participants reçoivent le bien en question chaque mois, généralement par tirage au sort. On imagine difficilement ce système d’achat ici. Dans les cas où c’est le référent qui est différent, il est clair que l’équivalence terminologique entre les deux langues ne constitue qu’une approximation. Néanmoins, on peut penser que la définition du terme permet à l’usager d’accéder au concept.

Dans certains cas, on peut considérer que le référent est équivalent dans les deux langues, mais que c’est la perception de ce référent qui diffère. Ainsi, si l’équivalent de pacote est effectivement [train de mesures], ces deux termes ne “ réveillent ” pas les mêmes sentiments chez un Brésilien et un Français. Là où un Français ne verra qu’une série de mesures gouvernementales, un Brésilien s’attendra à ce que sa vie quotidienne soit, une fois de plus, bouleversée, soit par un blocage de salaire, soit par une dévaluation. Il en est de même pour choque econômico [choc économique]. Quant à dólar paralelo [dollar parallèle], s’il n’évoque pour un Français qu’une cotation du dollar non contrôlée par les autorités (et encore, il nous a très souvent fallu expliquer pourquoi le dollar avait, au Brésil, trois cotations différentes), il est pour un Brésilien à la fois un moyen de connaître la véritable évolution du pouvoir d’achat de la monnaie nationale et un investissement qui, bien que risqué, peut être intéressant à court terme.

Nous avons déjà commenté, dans le chapitre 4, le cas des termes appartenant au registre familier. Pour des termes comme calote [emprunt non remboursé], baque [coup dur, chute libre], rombo [trou de trésorerie], tarifaço [augmentions tarifaires], il nous semble que la différence entre les termes français et portugais et ce qu’ils connotent tient surtout à une “ appropriation ” différente de la réalité. Les concepts recouverts par les termes français et portugais sont proches, même s’ils ne se recouvrent pas totalement. En fait, nous sommes plutôt ici devant une divergence d’attitude face à une certaine réalité. On peut à ce propos remarquer que les termes familiers relevés dans notre corpus désignent surtout des concepts assez négatifs. Ainsi, la “ familiarité ” des termes correspondrait à une dédramatisation de la réalité. Un terme familier est certes moins “ effrayant ” qu’un terme spécialisé, et la notion qu’il recouvre est ainsi perçue de façon amoindrie. Mais ce processus ne peut évidemment pas se retrouver en français, et les équivalents des termes portugais sont sémantiquement et connotativement appauvris.

Quels que soient les problèmes d’équivalence rencontrés (différence formelle entre les deux langues, différence de référent ou de perception du référent), la solution passe toujours par un parcours onomasiologique. En effet, nous sommes partie du concept, plus que du terme de départ, pour établir une équivalence entre les termes portugais et français. De nombreux termes, relativement “ transparents ”, ne nous ont pas posé de problèmes particuliers ; ainsi, tous les termes désignant des concepts de base de l’économie et du commerce, concepts communs aux deux langues : exportação [exportation], importação [importation], consumidor [consommateur], distribuição [distribution], mercado [marché], etc. Il convient de dire que le passage par le concept a été au départ facilité par le fait que nous n’étions pas nous-même familiarisée avec les termes vraiment spécialisés du domaine économique et commercial. Certains termes étaient ainsi assez opaques (ação preferencial [action préférentielle], deflator [déflateur], dumping, etc.), et il nous était indispensable d’avoir nous-même accès au concept avant d’établir une équivalence avec le français. Nous avons, au cours de cette phase, travaillé avec des ouvrages de références français et brésiliens, afin de pouvoir comparer les concepts, et vérifier si les termes équivalents recouvraient effectivement les mêmes notions. Les ouvrages utilisés se présentaient soit sous la forme de dictionnaires unilingues de vocabulaire économique et commercial, soit sous la forme d’ouvrages didactiques présentant les concepts de base de ce même domaine. Ainsi, les équivalents que nous proposons pour les termes portugais sont, en grande majorité, attestés dans ces ouvrages de référence. Mais certains termes et concepts, très spécifiques à notre corpus, sont absents de ce type d’ouvrages, essentiellement théoriques. Par exemple, des termes très liés à un contexte particulier (calote [emprunt non remboursé], loja de conveniência [magasin de proximité], loja-âncora [enseigne-locomotive], overnight [taux au jour le jour], etc.) ne figurent pas nécessairement dans les ouvrages de référence. Notre démarche dans ce cas a été de consulter des spécialistes du domaine, dans une optique toujours onomasiologique : nous leur demandions par quel terme français ils désignaient tel ou tel concept. Cette démarche s’est avérée, d’une part très instructive, et d’autre part “ payante ”, puisque nous pouvons proposer un équivalent pour la quasi totalité des termes. En effet, certains termes ont pour équivalent une glose. C’est le cas, par exemple, de termes désignant des entités ou institutions propres au Brésil, comme Comissão de Valores Imobiliários, FIESP, Fundo de Aplicações Financeiras, ou de termes désignant une réalité qui n’existe pas dans le contexte français, cas de denúncia vazia, qui désigne une résiliation unilatérale, de la part du propriétaire, d’un contrat de location immobilier, résiliation autorisée au Brésil pour les contrats qui n’ont pas été réajustés.