Première Partie. financement de la firme et gouvernement d’entreprise : une approche théorique

Introduction

La problématique du gouvernement d’entreprise désigne l’ensemble des outils et mécanismes, contractuels ou non, qui sont susceptibles d’assurer un fonctionnement optimal de la firme grâce à une meilleure gestion des conflits d’intérêts entre les divers stakeholders, ce qui entraîne une minimisation des coûts d’agence associés à ces conflits. Les problèmes les plus importants semblent être ceux rencontrés par les investisseurs. Du fait de la gestion déléguée de leurs capitaux, ces derniers encourent des coûts d’agence plus ou moins importants. En outre, l’insuffisance des mécanismes de contrôle au sein des entreprises conduit souvent à une atténuation des droits de propriété des financeurs au profit des managers.

Or, les développements « récents » de la théorie financière mettent en évidence l’existence de liens étroits entre les modes financement et le contrôle. Dans cette optique, nous analyserons dans un premier chapitre, les différents problèmes liés au financement des entreprises d’un point de vue théorique. Nous commencerons par la théorie néoclassique traditionnelle de la neutralité de la structure financière. Les coûts potentiels de faillite et de détresse financière liés à l’endettement constitueront la première critique de la thèse de la neutralité de Modigliani-Miller.

Cependant, il faut attendre la mise en évidence de l’existence de conflits d’intérêt au sein de la firme pour montrer que le choix de la structure financière n’est pas sans incidence sur la valeur de la firme. En même temps qu’elle introduit une rupture radicale avec la conception néoclassique de la firme 17 , la théorie de l’agence donnera le coup d’envoi à de nombreux travaux théoriques sur les implications de choix alternatifs de structures financières 18 . Avec l’apport du paradigme de l’asymétrie d’information, ces travaux mettront en exergue, le rôle des modes de financement en tant que mode de gestion implicite des conflits d’intérêt au sein de la firme. Le recours à la dette, la participation des dirigeants au capital de « leur » société ou le rachat d’actions sont alors autant d’outils censés signaler la véritable situation de la firme au marché. Aussi important soient-ils, ces instruments ne pourront cependant pas résoudre tous les problèmes engendrés par l’imperfection de l’information et l’attitude opportuniste des dirigeants ou de certains actionnaires. Dès lors, l’accent sera mis sur le gouvernement d’entreprise comme une réponse plus appropriée aux dysfonctionnements de la firme. Conçu pour pallier les insuffisances des mécanismes contractuels (Hart, 1995), le gouvernement d’entreprise apparaît alors comme un mode de gestion explicite des conflits d’intérêts au sein de la firme. Mais, au-delà de cette précision d’autres interrogations subsistent. Elles concernent l’objet même du gouvernement d’entreprise. S’agit-il de mettre en place tous les outils et mécanismes à même de maximiser la rentabilité des fonds propres ou doit-on élargir cet objectif à la prise en charge de l’intérêt de l’ensemble des partenaires de la firme. Dans le cas où cette seconde option serait choisie, on peut se demander sur la base de quels critères doit-on définir les stakeholders. En d’autres termes, on peut se demander si certains catégories d’outsiders tels les clients ou les fournisseurs font partie des stakeholders dont il convient de protéger les intérêts.

Ces aspects seront successivement développés dans le second chapitre. La première section traitera de la philosophie du capitalisme actionnarial. Fidèle à la conception néoclassique traditionnelle, celle-ci est basée sur la maximisation de la valeur des fonds propres. Les arguments en faveur de la défense de cet objectif sont néanmoins en partie renouvelés. L’accent est mis sur la création de la valeur. Celle-ci est considérée comme la seule véritable raison d’être de toute entreprise. Même si de nouveaux concepts 19 sont galvaudés, cette création de valeur peut se résumer à l’obtention d’un rendement du capital supérieur à celui que procurent les placements sans risque. Mais dans la mesure où les entreprises sont soumises à l’évaluation permanente des marchés financiers, ce rendement doit être de plus en plus élevé pour espérer attirer les investisseurs et exploiter toutes les opportunités d’investissement existantes.

Pour atteindre cette finalité, les entreprises doivent alors se concentrer sur un seul et unique objectif, qui est la maximisation de la valeur des fonds propres, autrement dit, de la shareholder value. Les défenseurs de cette approche considèrent en effet que la dispersion des objectifs est synonyme d’une moindre efficacité. Cet argument est doublé de la notion de créancier résiduel qui fait de l’actionnaire, le « stakeholder » le plus exposé au risque contrairement aux autres partenaires, qui sont protégés par les contrats qui les lient à la firme. La maximisation de la valeur des fonds apparaît alors comme la contrepartie des risques encourus par les actionnaires. C’est donc tout naturellement que le gouvernement d’entreprise doit, dans cette optique, s’attacher à renforcer les mécanismes qui protègent les intérêts des actionnaires. Les risques d’expropriation sont d’abord le fait des managers qui cherchent souvent à s’enraciner, il convient, de ce fait, de mettre en place des mécanismes de contrôle et de sanction pour encadrer le comportement de ces agents et des incitations pour stimuler leurs efforts. On est alors dans le modèle du principal/agent.

Considérée comme une approche trop restrictive, cette théorie de la gouvernance est contestée par les auteurs appartenant au courant qu’on peut qualifier de stakeholder capitalism. Freeman (1984) considère ainsi que le stakeholder est « par «définition, tout groupe ou individu qui peut affecter ou qui peut être affecté par la réalisation des objectifs de l’organisation ». Partant de là, les intérêts de catégories tels que les employés et les salariés par exemple doivent figurer dans les objectifs assignés à la firme (Kesiger J.W. et Martin J.D., 1992). Même en introduisant le risque comme facteur discriminant dans la détermination du nombre d’acteurs qui peuvent se prévaloir de cette qualité de stakeholder, Clarkson (1994) dépasse facilement le cadre restrictif des actionnaires. De même, la critique des principes qui sous-tendent la valeur actionnariale conduit également à la redéfinition des objectifs de la firme dans un sens plus large.

En considérant que la notion de créancier résiduel n’est pas un attribut exclusif des actionnaires mais peut également s’appliquer à des partenaires tels que les salariés, M. Blair (1995) renforce cette théorie du gouvernement d’entreprise élargi aux stakeholders. Dans ce courant en construction, Mitchel, Aigle et Wood (1997) tentent de donner des contours précis à cette stakeholder theory. Pour ce faire, ils établissent un « modèle » dans lequel figurent des attributs concrets comme le pouvoir, la légitimité et l’urgence. Leur combinaison permet de situer la position relative de chaque catégorie de stakeholders. Ce modèle met en exergue que les actionnaires sont loin d’être les seuls membres importants dans la mesure où leurs intérêts ne sont pas systématiquement plus légitimes que ceux de tous les autres stakeholders. De même, un actionnaire minoritaire qui devient actionnaire majoritaire ou, du moins, l’actionnaire de référence, n’aura pas le même pouvoir. Cet exemple montre que pour apprécier la position relative et les intérêts de chaque membre de la firme, il faut se placer dans une perspective dynamique. Cela signifie qu’on ne peut pas adopter une position statique à partir de laquelle on détermine les objectifs de la l’entreprise.

Plus généralement, la critique des modèles de la shareholder value (modèle du principal/agent, modèle du contrôle externe) conduit les partisans du stakeholder capitalism à redéfinir les objectifs de la firme, donnant ainsi naissance aux approches partenariales, au sein desquelles, le gouvernement d’entreprise consiste à défendre les intérêts de la firme en tant qu’entité non réductible aux seuls actionnaires. La prise en compte des intérêts de l’ensemble des stakeholders est alors incontournable

Notes
17.

En tant que « boite noire » dont le comportement est calqué sur celui de tout autre agent individuel

18.

Notamment la théorie du free rider de Grossman et Hart (1982), celle du free cash flow de Jensen (1986) ainsi que les nombreux autres travaux sur les contrat de dette depuis Ross (1977) , Harris et Raviv (1990) ou encore Cho (1998) plus récemment.

19.

Comme la M.V.A ou L’E.V.A