3) Vers une redéfinition des objectifs de la firme

Les ambiguïtés qui entourent la délimitation du statut de créancier résiduel nous amène à nous interroger sur la légitimité et la pertinence d’une gestion orientée vers la seule satisfaction des objectifs des actionnaires.

Traditionnellement on justifie l’attribut de créancier résiduel de l’actionnaire par le fait que celui-ci n’est rémunéré qu’en dernier ressort. Or un salarié, dirigeant ou non, qui développe des compétences très spécifiques à la firme encourt également un risque résiduel. Celui-ci est d’autant plus élevé que les salariés n’ont pas diversifié leur capital humain. Dans cet exemple, la rémunération de ce capital humain dépend exclusivement de la réussite ou de l’échec de la stratégie poursuivie par la firme. Or si celle-ci se limite au seul objectif de la maximisation de la richesse des actionnaires, la rémunération de cet investissement devient plus qu’aléatoire. Le recours au  downsizing  pour diminuer les coûts fixes, au rachat d’actions qui peut pénaliser la croissance, et la sélection de projets risqués pour mieux valoriser les options sur actions, constituent autant de menaces pour l’emploi.

Dans ces conditions le développement en capital humain, reconnu comme le vecteur essentiel de l’innovation et de la création de valeur peut être compromis. La résolution de ce problème suppose la reconnaissance, même implicite, du statut de créancier résiduel aux salariés et autres dirigeants qui s’investissent dans un savoir-faire spécifique à leurs entreprises. Pour être concrète, cette évolution doit se traduire par une redéfinition des objectifs de la firme, avec notamment la prise en compte des intérêts des autres « stakeholders » 173 .

L’extension du statut du créancier résiduel à d’autres « stakeholders » ne constitue pas cependant le seul motif de la contestation de l’objectif unique de maximisation des fonds propres. Une autre critique concerne le bien fondé même de cet objectif. Alors que la conception traditionnelle de la firme boite noire est abandonnée, attribuer un but précis à une organisation reviendrait à considérer celle-ci comme une unité homogène poursuivant ses propres objectifs (P Migrom, J Roberts, 1992). Or dans les firmes nœuds de contrats, les décisions qui se prennent sont le résultat d’interactions entre des individus et des groupes qui ne poursuivent pas nécessairement les mêmes objectifs. A partir de là, on peut remarquer que contrairement aux individus, les organisations n’ont pas d’intérêts bien définis, décrits par des fonctions d’utilité. Ces fonctions d’utilité ne peuvent décrire que le comportement individuel de chaque membre de l’organisation 174 . Pour autant, la firme dont la raison d’être est d’abord de créer de la richesse, peut chercher à optimiser ses performances en agissant sur les préférences et les motivations de ses membres.

Dans l’optique du « stakeholder capitalism » cette action passe par la prise en compte effective des intérêts de l’ensemble des parties prenantes. Cette vision implique un nécessaire compromis entre les intérêts strictement financiers des investisseurs et les revendications socioprofessionnelles d’autres stakeholders tels que les salariés et les dirigeants.

Notes
173.

Cette solution présente le double avantage d’offrir des protections aux autres « stakeholders » sans pour autant nécessiter de lourds aménagements juridiques.

174.

A supposer que ces derniers se comportent en agents rationnels qui maximisent leur utilité.