2) Légitimité et pouvoir dans les rapports à la firme

a) la légitimité

S’inspirant des travaux de Weber (1947) et certains institutionnalistes tels que Di Maggio et Powel (1983), Suchman définit la légitimité « comme une perception généralisée ou une supposition selon laquelle les actions d’une entité sont désirables, propres ou appropriées et ce, à l’intérieur d’un système social de normes, de valeurs, de croyances et de définitions » (Suchman, 1995). Cette définition de Suchman montre que le système social à l’intérieur duquel la légitimité est atteinte est un système à multiples niveaux d’analyse, individuel, organisationnel et social (Wood, 1991). Cela implique qu’à des niveaux variables de l’organisation sociale, ou pour des systèmes de normes et de valeurs distincts, la légitimité peut être définie et négociée différemment. A titre d’illustration, un investisseur ne peut pas se prévaloir de la même légitimité selon qu’il est actionnaire d’une firme américaine cotée en bourse ou qu’il appartient à un Kereitsu japonais 177 . De même, cette légitimité n’est pas perçue de la même manière par les dirigeants et cela selon que l’actionnaire auquel ils ont affaire est majoritaire ou minoritaire.

De tels faits nous suggèrent deux remarques importantes :

La légitimité n’est pas une notion univoque rattachable à la seule détention des moyens de production. Dans les rapports avec les firmes, les bases de la légitimité sont beaucoup plus nombreuses. Evan et Freeman (1988) considèrent ceux qui ont un enjeu dans la firme ou un droit sur elle et plus généralement tout ceux qui, liés par contrat 178 avec l’entreprise, disposent d’une certaine légitimité. Pour sa part, Langtry (1994) reconnaît une légitimité à ceux dont le bien-être dépend significativement de la firme, ou qui détiennent un droit légal ou moral sur la firme 179 . Enfin, Hill et Jones (1992) reconnaissent la légitimité des attentes des acteurs (ou constituants) qui, dans des relations d’échange, fournissent des ressources (ou contributions) vitales pour la firme, et en contrepartie, espèrent, chacun de son coté, que leurs intérêts soient satisfaits 180 .

Il est évident à travers ces travaux, que la légitimité n’est pas un attribut exclusif des actionnaires. Toutes les catégories de stakeholders ont un droit légitime, légal, moral, ou lié à la détention d’actifs sur les ressources de la firme, quelle que soit la nature de leur investissement ou de leur apport. Cette thèse peut même s’appuyer en partie sur les arguments des tenants d’une vision restrictive des stakeholders. Clarkson (1994) qui limite le statut de stakeholder aux seuls agents qui encourent un risque au sein de la firme, n’omet pas d’inclure, à coté de l’investissement financier, l’investissement en capital humain. Ainsi, les salariés, qu’ils soient ouvriers, ingénieurs, ou cadres supérieurs et dirigeants ont des droits qu’on peut considérer comme d’autant plus légitimes que leur savoir-faire relève d’actifs spécifiques à la firme 181 . Même les fournisseurs, les sous-traitants et parfois les autorités 182 ont également, dans certaines circonstances, des droits légitimes sur la firme du fait de l’ampleur et de la nature des investissements qu’ils ont consentis.

Pour Mitchell, Agle et Wood (1997), l’intérêt de la firme doit même être étendu à des catégories de stakeholders qui ne sont pas en lien direct avec l’entreprise mais qui subissent les effets de son fonctionnement. Ils citent à cet égard les communautés qui peuvent être victimes de la pollution émise par une compagnie donnée. Il en est de même pour certains secteurs économiques dont la croissance, sinon la pérennité, est liée d’une manière ou d’une autre à l’activité des firmes en place. Les acteurs de ces secteurs périphériques sont donc des stakeholders potentiels ou « latents » 183 dont il faut tenir compte, même si, au demeurant, ils n’ont pas de droits légitimes à faire valoir par rapport à la firme 184 .

Pour notre part, nous limitons cette légitimité aux stakeholders internes, à savoir les investisseurs, les dirigeants et les salariés qui sont liés par contrat à la firme. Ce choix est proche de la définition de Freeman dans laquelle nous nous inscrivons. Cette restriction nous paraît plus réaliste car la firme est plus à même de répondre aux revendications de ses membres, impliqués quotidiennement dans son fonctionnement quotidien. L’attribution de droits légitimes à des partenaires externes est en revanche susceptible de créer d’autres besoins et d’autres requêtes ce qui peut aggraver les conflits d’intérêts déjà existants.

Par ailleurs, et parallèlement à l’identification des stakeholders, on ne peut omettre de citer les groupes de pressions ou autres agents influents de la vie économique. Sans être stakeholders, ces groupes exercent une influence réelle sur les organisations. Les lobbies écologistes fournissent à cet égard une illustration parfaite de l’influence incontournable de certains acteurs qui ne disposent pas de droits légitimes 185 sur les firmes. Cela nous amène à notre seconde remarque.

Il s’agit de la mise en évidence d’un second attribut sans lequel les stakeholders, quelle que soit leur légitimité, ne peuvent faire valeur efficacement leurs droits. Il s’agit du pouvoir.

Notes
177.

Cela peut s’expliquer, entre autres, par des différences culturelles, des systèmes de normes différents, qui font que l’actionnaire n’a pas le même statut au sein des deux firmes. On peut également citer des divergences dans les mécanismes de contrôle. Le contrôle interne, prédominant au japon, permet l’instauration d’un dialogue où les actionnaires peuvent faire adopter, en partie ou en totalité, leur revendications. A l’inverse, dans la majorité des cas, les actionnaires des sociétés anglo-saxonnes, ne disposent que de l’exit pour faire valoir leurs droits « légitimes ».

178.

Freeman R.E., Evan W.M., (1990), « Corporate governance : A stakeholder interpretation », Journal of Behavioral Economics, n°19,

179.

Langtry B., (1994), « Stakeholders and the moral responsabilities of business », Business Ethics Quarterly, n°4, p.433

180.

Hill C.W., Jones T.M., (1992), « Stakeholder-agency theory, Journal of Management Studies, vol 29, n°2, pp.133

181.

La Littérature économique, la théorie des coûts de transaction notamment, tant théorique qu’empirique abonde d’exemples sur l’importance, pour la compétitivité des entreprises, de la protection des actifs humain spécifiques.

182.

Pour les autorités, nationales ou locales, le risque politique et le coût économique sont en effet grand de voir une entreprise pour laquelle ils ont mobilisé beaucoup d’aide et de moyens (matériels, financiers,…etc) arrêter ou délocaliser ses activités.

183.

Mitchell R.K. Agle B.R., Wood D.J., (1997) « Toward a theory of stakeholder identification and salience : Definig the principle of who and what really counts », Academy of Management Review, vol 22, n° 4, p.859

184.

Si Mitchell et al (1997) soutiennent cette position, d’autres comme Ring (1994) y sont opposés.

185.

Sinon des droits moraux pour certains d’entre eux.