3) Propositions des défenseurs du « stakeholder capitalism »

Au-delà des considérations théoriques, ce qui importe est de savoir si le fait de ne prendre en compte que le risque financier de perte de richesse à court terme des actionnaires et l’absence d’engagements envers les autres stakeholders améliore ou non l’efficience économique. Dans le cas contraire, quels sont les arrangements susceptibles de stimuler la création de richesse ?

Dans une recherche destinée à comprendre le secret des organisations innovantes et performantes, J. Pfeffer (1998) identifie quelques pratiques communes qui semblent constituer le socle de cette réussite. Il s’agit notamment de la sécurité de l’emploi, une formation de qualité au sein de l’entreprise, une réduction des barrières et distinctions statutaires, y compris dans le langage, et des différences de rémunération entre les divers niveaux hiérarchiques, une rémunération relativement élevée et contingente aux performances de l’organisation et enfin, une large circulation interne de l’information tant financière qu’industrielle.

En résumé, une grande importance est accordée au capital humain, et l’adhésion de tout les stakeholders aux objectifs de la firme est un des soucis majeur et permanent de ces organisations.

Les processus de formation qu’organisent ces firmes sont relativement coûteux et débouchent sur des actifs souvent très spécifiques à la firme. Mais, en phase de ralentissement économique ou de forte concurrence, ces firmes se retrouvent devant un dilemme. Comment réduire leurs coûts et rétablir leurs marges bénéficiaires. Lorsque les coûts fixes deviennent incompressibles, les dirigeants ont souvent tendance à recourir aux réductions d’effectifs voir aux licenciements abusifs. Au fil du temps, le downsizing est devenu une règle de gestion et une des réponses que beaucoup de firmes n'hésitent pas à employer pour obtenir l’adhésion des marchés à leur stratégie. Toutefois, dans le cas des sociétés étudiés par Pfeffer (1998), c’est la sécurité de l’emploi qui est privilégiée et non le contraire. Cette attitude peut à priori sembler anti-économique quand on sait la flexibilité qui caractérise le marché du travail américain.

L’investissement dans l’activité de recherche et développement, donc dans des compétences humaines, est par essence un investissement non tangible. Lorsque ces actifs non tangibles sont en plus spécifiques à la firme, leur financement ne peut se faire que par autofinancement ou par augmentation de capital, dans la mesure où ils sont risqués et présentent une faible valeur liquidative, autrement dit une faible garantie pour les créanciers (Williamson, 1988). On peut donc se demander comment les actionnaires qui supportent les dépenses inhérentes à ces activités peuvent adhérer à une politique de sécurité de l’emploi.

Une première réponse, consiste à voir dans l’attitude de ces firmes un moyen de sauvegarder leur investissement initial. En effet, les licenciements qui offrent un avantage de réduction des coûts sur le court terme, s’apparentent en réalité à une perte d’actifs stratégiques susceptibles d’être récupérés par la concurrence. Comme le proclame le vice président d'une de ces entreprises (Southwest Airlines), les employés représentent pour notre compagnie des actifs stratégiques et non des coûts. Au-delà de cette vision, la véritable explication quant à l’importance accordée aux salariés réside dans la philosophie même de ces firmes. Celles-ci établissent des stratégies fondamentalement basées sur le long terme. Dans cette optique, on considèrent comme vital le maintien de liens de confiance entre l’entreprise et tout ses stakeholders, dont les salariés, grâce à des engagements réciproques. Les employés disposent donc d’un droit moral et implicite qui les protège relativement du chômage dans les périodes de ralentissement économique. A l’inverse, en période de plein emploi et de tension sur le marché du travail, ces salariés demeurent fidèles à leur société lui évitant ainsi des dépenses de prospection, et de formation supplémentaires.

Cette prise en compte des intérêts des salariés revient à reconnaître la spécificité du capital humain. A la différence des autres capitaux (financier, industriel, …), qui peuvent facilement être commercialisables, le capital humain est inaliénable (Moore, 1991). Les droits de propriétés qui s’exercent sur les actifs physiques ne peuvent s’exercer de la même manière sur l’actif humain. Par conséquent, les actionnaires doivent avoir vis-à-vis de ces actifs une autre stratégie que celle qu’ils peuvent avoir envers les autres types d’actifs dont ils sont propriétaires. Il s’agit de construire des arrangements qui reconnaissent l’importance du capital humain à travers la mise en place de mécanismes protecteurs, en particulier lorsque le risque spécifique encouru est considérable 206 .

Cependant, cela ne peut pas être suffisant pour garantir une pleine adhésion des salariés aux objectifs de l’entreprise. Celle -ci passe par leur implication, d’une manière ou d’une autre, dans les affaires de la firme. Le système de codétermination allemand fournit un bon exemple à cet égard. De même, le développement du capitalisme salarial qui semble se dessiner en France, peut être intéressant à suivre.

Enfin, et cela paraît l’aspect le plus important, ces engagements de long terme constituent la meilleure incitation qui permette aux salariés de s’investir entièrement dans la firme pour construire son savoir-faire, stimuler son innovation et par-là même augmenter sa productivité. On considère d’ailleurs que cette sécurité de l’emploi est une des principales raisons des succès et des performance de l’industrie japonaise 207 .

Ces deux aspects que sont l’incapacité relative de la structure du capital à résoudre seule les conflits d’agence entre stakeholders et la position réelle des actionnaires et des salariés au sein de la firme, montre l’intérêt de l’approche en termes de stakeholders capitalism. Celle-ci apparaît moins restrictive et son analyse de la firme beaucoup plus globale et riche dans la mesure où tout les acteurs sont pris en considération. Encore faut –il pouvoir concilier intérêts des stakeholders et contraintes de la globalisation, en d’autres termes, savoir quel gouvernement d’entreprise peut émerger de la prise en compte de ces différents impératifs. L’observation des transformations actuelles peut constituer à cet égard un premier élément de réponse.

Notes
206.

Notamment lorsque les salariés s’investissent dans des actifs spécifiques à la firme. Dans de telles cas, le risque est élevé et la situation des salariés s’apparente de fait à celle de créancier résiduels (Blair, 1995).

207.

Brown C., Reich M., (1997), « Micro-macro linkages in high performance employment systems », Organisations Studies, vol 18, n° 7, p.778