II) Les impératifs économiques de la période de reconstruction

Le premier impératif est celui de la reconstruction. Il passe par la mise en place des infrastructures de base qui constituent un préalable à toute tentative de développement et de modernisation de l’économie. Les actions entreprises à partir du premier plan s’inscrivent dans cette démarche. Une priorité est donnée aux secteurs de base comme l’énergie, la sidérurgie et le transport, ce dernier participant à la modernisation du secteur agricole – considéré également comme un objectif important – en facilitant les liaisons entre le monde rural et la ville.

A côté de la constitution (ou de la relance) de ses secteurs de base, la proximité des deux conflits mondiaux a placé l’impératif de défense nationale au cœur de la stratégie industrielle, voire de la politique économique française dans son ensemble. Cet impératif sera ainsi directement à l’origine de la plupart des projets industriels tels que l’aéronautique et le nucléaire 211 .

Vers 1950, l’économie française a retrouvé son rythme de 1938 et on peut considérer que la reconstruction est quantitativement achevée 212 . Sur le plan qualitatif néanmoins beaucoup de progrès restent à faire et la modernisation de cette économie est loin d’être parachevée. La mise en place des équipements de base s’effectue en effet sans soucis majeur de productivité ou de rentabilité. Il est vrai qu’en 1945, la monnaie constitue un des rares moyens abondants 213 disponibles pour la relance de l’économie.

Par ailleurs, pour éviter des phases de crise sévères, à l’instar de celles survenues tout au long des années trente, et pour imprégner au processus de croissance une certaine continuité, le gouvernement opte pour une économie fermée. Celle-ci est tout à fait à l’opposé de la logique commerciale de l’entre-deux guerres 214 . Dans une première période donc, cette croissance s’est faite dans des déséquilibres. D’une part, les déséquilibres des paiements extérieurs obligent la France à conserver une politique protectionniste qui ne contribue pas à dynamiser certains secteurs protégés, d’autre part, les déséquilibres inflationnistes perturbent la croissance et le relèvement des niveaux de vie 215 . Des efforts sont entrepris durant la première moitié de la décennie pour rétablir les différents équilibres macro-économiques et juguler l’inflation. En dépit de quelques succès notables, les résultats obtenus demeurent dans l’ensemble mitigés en raison, principalement, d’une conjoncture internationale peu favorable à l’économie française 216 .

A côté de ces facteurs extérieurs à l’origine de la relance de l’inflation, la hausse des prix est également entretenue par les entreprises elles même. Profitant du protectionnisme, elles essayent de tirer le maximum d’avantages du climat de croissance mondiale, en majorant leurs prix. La spirale est alors relayée par les revendications successives des diverses catégories socioprofessionnelles.

Ce climat d’inflation, qui s’étend à tout les rouages de l’économie, s’il constitue un stimulant pour la consommation, ne contribue pas moins à instaurer au sein de la société une culture basée sur la permanence des revendications salariales 217 . A la faveur des tentatives de restructuration et de stabilisation de l’économie engagée en 1952, ces revendications vont amplifier le climat de malaise social qui a gagné tout le secteur artisanal, celui des P.M.E et d’autres pans de l’économie qui subissent le contre-coup de la modernisation de l’outil de production. Profitant alors du climat de croissance, les autorités infléchissent leur politique en mettant l’accent dans le second plan sur la consommation qui devient le moteur essentiel de l’expansion. Cette entrée dans l’ère de consommation de masse favorise la modernisation de certains secteurs industriels tels que l’énergie et l’automobile 218 .

De manière générale, cette expansion traduit une transformation radicale de pans entiers de l’économie. La fin de la décennie cinquante marque également un allègement de la politique protectionniste et un début d’ouverture économique sur l’extérieur avec la signature du traité de Rome en 1957 qui constitue l’acte de naissance du Marché Commun.

L’avènement de la cinquième République confirme et renforce ce choix. Mais, dans la mesure où les déséquilibres financiers sont devenus chroniques, le troisième plan met essentiellement l’accent sur le redressement de la situation financière et monétaire afin de réaliser l’assainissement nécessaire au développement. Cela se traduit par l’amorce d’une libération des échanges et par des mesures de lutte contre l’inflation 219 . Malgré une approche un peu plus orthodoxe, la politique économique du début de la quatrième République garde un caractère encore franchement dirigiste 220 . A travers les différents outils qui sont à sa disposition, l’Etat contrôle, coordonne et au besoin infléchit l’évolution de l’économie.

Ainsi, lorsqu’en 1963 la forte croissance que connaît l’ensemble des pays capitalistes fait à nouveau réapparaître des poussées inflationnistes, le gouvernement réagit en lançant un plan de stabilisation. Celui-ci prévoit entre autres :

  • une sévère restriction du crédit ;
  • une réduction des dépenses publiques ;
  • un contrôle rigoureux des prix et
  • une réduction des droits de douane sur certains produits industriels étrangers.

Ces mesures, en particulier la dernière, reflètent la volonté des autorités de donner une orientation plus libérale à l’économie en autorisant une plus grande concurrence étrangère. Cette inflexion dans la politique économique se traduit également par un encouragement de l’initiative privée au détriment de l’initiative publique. Le rôle fondamental de l’Etat en tant que maître d’œuvre de l’économie tend alors à s’estomper.

Les cinquième et sixième plans, 1965-1970 et 1971-1975, confirment cette tendance avec la diminution de l’aide de l’Etat aux entreprises publiques.

En dehors de cet aspect, l’impératif industriel constitue tout au long de cette période l’axe central de la politique économique gouvernementale. Après la mise en place des infrastructures de base et le relèvement du niveau de vie des citoyens, qui permettent l’entrée de la France dans l’ère de la consommation de masse, cet impératif industriel devient l’objectif fondamental qui doit garantir à la France son rang de puissance.

Ce choix, qui est entériné par les quatrième et cinquième plans, s’explique par un certain retard de la France dans ce domaine par rapport à ces principaux concurrents. En effet, favorisées par le protectionnisme relatif dans lequel évolue l’économie française, des milliers d’entreprises, les petites notamment, continuent à survivre dans des conditions artificielles qui rendent leur prospérité souvent trompeuse. Cette réalité devient mieux perceptible avec le début d’ouverture qu’entraîne la signature du traité de Rome en 1957.

Notes
211.

Même si le nucléaire, dans sa version civile, participera également de la stratégie d’indépendance énergétique.

212.

Berstein S. et alii., (1987), Dictionnaire d’histoire économique de 1800 à nos jours, Hatier, p.304 (616pages)

213.

Patat J.P., (1993), Monnaie, institutions financières et politiques monétaires, Economica, p.303

214.

Eck J.F., (1994), Histoire de l’économie française, Armand Colin, p.5

215.

Garrigou A., Lagrange M.P.,(1986), Histoire des faits économiques de l’époque contemporaine, 2 édition, Dalloz, p.767,

216.

A titre d’exemple, la guerre de Corée aboutit à une flambée des cours des matières premières stratégiques (hausse de l’ordre de 40%) et des frets maritimes ce qui contribue à l’augmentation des coûts de production et à la relance de l’inflation.

217.

Cette pratique se transforme peu à peu en une culture de préservation des acquis et explique, au moins en partie, la faible capitalisation des entreprises en raison du partage plus favorable aux salaires de la valeur ajoutée.

218.

Le nombre de véhicules passe de trois cent mille voitures en 1949 à un million cent vingt mille voitures en 1958.

219.

Comme l’atteste la mesure psychologique et très symbolique de la création du nouveau franc.

220.

Berstein S., et alii op cit. p.326