2) Mode de recrutement des dirigeants

Dans l’économie mixte française, les sphères politiques et industrielles entretiennent des rapports étroits au niveau de leurs dirigeants. Cette liaison crée une cohésion qui devient un facteur non négligeable de la stabilité au sein des entreprises. D’une part les dirigeants d’entreprises qui doivent souvent leur nomination à leurs parcours au sein de l’appareil de l’Etat préfèrent prendre en compte les intérêts de ce dernier pour garantir leur stabilité en l’absence d’une autre véritable source de légitimité. D’autre part, ces entreprises profitent du passé de hauts fonctionnaires de leurs dirigeants. Leur connaissance des rouages de l’administration et les réseaux relationnels (ou de clientèle) que ceux-ci auraient pu constituer sont alors exploités pour faire du lobbying auprès des décideurs économiques. Ainsi, Bauer M et Cohen E (1981) expliquent ce recours à l’extérieur, en particulier le recours systématique à de hauts fonctionnaires de l’administration publique pour diriger des groupes industriels privés, par la recherche de compétences et qualités qui ne peuvent se manifester dans le groupe lui-même. Celles-ci concernent le contrôle de la ressource étatique notamment, ce que les auteurs appellent, les savoirs-pouvoirs de la négociation, de l’élaboration de projets stratégiques et de leur imposition. S’ils ne contestent pas systématiquement et ouvertement les orientations économiques des gouvernements et supportent pas même certains effets de leurs politiques économiques 257 , les dirigeants de ces groupes privés déploient tous les moyens dont ils disposent pour attirer la plus grande partie des fonds publics et les décisions stratégiques au profit de leurs entités ou à leur propre profit. Ainsi, le rapport Hanoun (1979) met en évidence que cinq groupes privés (C.G.E Alsthom, Thomson, CII- HB, Dassault, Empain Schneider) reçoivent près de 50% des aides publiques à l’industrie 258 . Ce rapport relève aussi que les aides de l’Etat sont devenues la condition sine qua non de l’équilibre structurel de certaines firmes. Protégées de l’intérieur par l’Etat acheteur public et subventionnées à l’exportation par des organismes publics, ces firmes voient leur innovation et par voie de conséquence leur avenir assuré par l’Etat, financier de la recherche. Cette situation qu’on peut qualifier de collusion entre l’Etat et les grandes entreprises s’explique en partie par le profil des managers et leur mode de désignation. Comme le montre le tableau suivant, qui retrace l’origine des dirigeants des entreprises du CAC 40, sur les deux dernières décennies, la fonction publique constitue la principale origine des managers français.

Tableau n°2 : Origine socioprofessionnelle des dirigeants des sociétés du CAC 40
  1981 1986 1991 1996 1997
Famille propriétaire 43 45 23 26 20
Grands corps d'Etat 32 26 38 39 44
Etat non grands corps 5 8 11 11 11
Entreprise 20 21 28 24 25
Total 100 100 100 100 100
Source :Bauer M., Bertin-Mourot B., (1997) 259

Jusqu’en 1997, le recrutement des managers des entreprises du CAC 40 est dominé par la fonction publique qui fournit 55 % des effectifs contre seulement 5 % au Royaume-Uni. Le déclin du contrôle familial, à la faveur des restructurations (Fusions- absorptions, ouverture du capital, …) des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix s’est même accompagné d’un renforcement de cette tendance.

Dans ce mouvement de fond, on constate une nette prépondérance des grands corps de l’Etat en tant que principaux pourvoyeurs de dirigeants aux entreprises. Parmi les facteurs à l’origine de cette situation, deux éléments nous semblent déterminants :

D’une part, l’attrait des diplômes a favorisé le recours aux diplômés des grandes écoles dont le parcours est souvent ponctué par un passage, plus ou moins long, dans les hautes sphères de l’Etat (cabinets ministériels, trésor public, …). Cette pratique se traduit par une marginalisation de la promotion interne et de la sélection des dirigeants sur la base de compétences industrielles de manière générale. Les entreprises ne fournissent ainsi en moyenne qu’un cinquième à un quart des managers. D’autre part, la fusion entre la classe politique, la haute administration et les dirigeants d’entreprises a favorisé l’émergence d’une étroite oligarchie, où la logique des statuts et des appartenances politiques a primé sur la compétence professionnelle, où le cumul des mandats d’administrateurs a servi de contrepoids à celui des fonctions électives 260 .

Cette mainmise de l’élite administrative sur la direction des entreprises (A Beitone, M Parodi, B Simler, 1994, p.378) a permis d’avoir une stabilité et une cohérence du modèle de gouvernance français dans le cadre d’une économie relativement fermée obéissant à une régulation keynésienne. Partant de l’idée largement partagée, de la puissance économique au service de la « grandeur nationale », les hauts fonctionnaires exécutent fidèlement les desseins de l’Etat de constitution de grands groupes. Pour assurer leur essor, ces entités ne sont soumises qu’à une concurrence modérée. Parallèlement, la consommation, considérée comme un moteur important de la croissance, offre des débouchés à ces groupes qui acquièrent une certaine autonomie par rapport au marché 261 . De même, l’homogénéité de l’élite et son adhésion aux mêmes idéaux a facilité l’établissement d’un langage commun entre financiers et industriels contribuant ainsi à une meilleure circulation de l’information.

La jonction de ces différents facteurs (domination d’une élite homogène, forte implication de l’Etat, importance du volet social, …) détermine un cercle vertueux et cohérent (Frydman R., 1992, p.26). L’importance accordée pendant longtemps au volet social, avec notamment l’indexation des salaires sur les prix et le partage de la valeur ajoutée défavorable aux entreprises 262 (Insee, 1997, Parodi, 1981, p130) renforce la consommation qui devient un des plus importants moteurs de la croissance. A la vigueur de la consommation, s’ajoutent les effets de la politique volontariste de l’Etat-entrepreneur. Les marchés publics constituent un important débouché pour les entreprises françaises. Ainsi, la boucle est bouclée, la faible rémunération du capital est compensée par les nombreuses facilités de financement accordées aux entreprises à travers les fonds publics principalement.

Efficace dans le cadre d’une économie fermée obéissant à une régulation keynésienne, ce schéma trouve ses limites dès qu’on passe à une économie ouverte, où la concurrence est plus vive et la communication financière plus importante. Ainsi, pour s’adapter à la vague de déréglementation et de privatisation des années quatre-vingts, les autorités économiques françaises accompagnent le processus de privatisation par la mise en place d’un système de participations croisées sophistiquées pour se protéger du marché des prises de contrôle.

Notes
257.

Tout l’important volet social, notamment la politique de l’emploi.

258.

Pour ne pas soulever de critiques ou autres plaintes ou polémiques, ces aides sont alors ventilées sous diverses formes : marchés d’étude, aide à la recherche-développement, aide à l’exportation ou encore aide au développement régional et aide sectorielle.

259.

« Administrateurs et dirigeants du CAC 40 : des logiques d’autocontrôle au cœur du gouvernement d’entreprise », p.84.

260.

Baverez N., (1998), « Etrange capitalisme à la française », Sociétal n°17, p.31, (29-34)

261.

Frydman R., (1992), L’économie française : croissance et crise, Editions de l’espace européen, p.26 (143p)

262.

L’inflexion n’intervient qu’en 1983 avec la suppression de cette indexation des salaires sur l’évolution des prix.