3) Dette publique et financement de l’économie

a) Quelques repères théoriques

Les développements précédents nous ont permis de voir que la gestion des déficits publics, en particulier le budget de l’Etat, figurent parmi les facteurs les plus importants des mutations financières survenues ces deux dernières décennies en France. Dans un contexte caractérisé par la juxtaposition d’un climat de désinflation avec des taux d’intérêt réels élevés et une faible croissance 309 , la demande de titres du Trésor a fortement augmenté contribuant ainsi à l’essor de la place financière de Paris. Cela témoigne de la crédibilité qu’accorde le marché à la nouvelle stratégie de franc fort et de son corollaire d’inflation maîtrisée des autorités. Pour autant, on ne doit pas oublier que cette progression est également un phénomène d’offre liée principalement au creusement structurel des déficits publics. En 1998, la dette publique représente en France 60 % du PIB contre seulement 20 % en 1980 310 . Or, on doit savoir que le marché éprouve des sentiments ambivalents à l’égard de la multiplication de ces émissions. D’une part, il les appelle de ces vœux, conscient du rôle exemplaire que seul l’Etat peut tenir sur le marché, du fait de sa taille et de la qualité de sa signature. D’autre part, il les craint, redoutant les conséquences que peuvent avoir sur ses structures ou ses ressources l’intervention de ce puissant agent. La crainte est en effet permanente de voir l’Etat exercer sur le marché un effet déstabilisateur. Celui-ci peut alors prendre la forme d’une éviction sur les autres actifs privés notamment à la suite d’une tension sur les taux d’intérêt.

Certes, sur ce dernier point, le débat théorique n’est pas définitivement tranché. Avant les développements de la théorie macroéconomique de ce dernier quart de siècle 311 , on admettait généralement, quel que soit l’environnement économique, que les déficits publics conduisaient à une augmentation du taux d’intérêt domestique, en économie fermée comme en économie ouverte dès lors que les marchés internationaux de capitaux n’étaient pas parfaitement intégrés 312 .

Pour les monétaristes, l’éviction des investissements et/ou des exportations, par la hausse du taux d’intérêt et l’appréciation du taux de change, compense exactement l’effet expansionniste du déficit budgétaire, alors que pour les keynésiens, cette éviction n’est que partielle. La théorie de l’équivalence Ricardienne quant à elle, remet même en cause l’effet du déficit budgétaire sur les taux d’intérêt. On considère en effet que le financement par emprunt de la dépense publique s’accompagnerait d’une augmentation équivalente de l’épargne privée dans l’anticipation d’un remboursement futur (du principal et des intérêts) de la dette publique accumulée. Partant de la certitude qu’à dépense publique constante, moins d’impôts aujourd’hui, signifie plus d’impôts demain, les agents privés seraient alors suffisamment rationnels pour modifier en conséquence leurs comportements de consommation et d’épargne. Par conséquent, le résultat est une invariance de l’épargne nationale, somme de l’épargne publique et de la désépargne privée, donc une absence d’effet sur les taux d’intérêt. Les études économétriques menées sur la question ne conduisent pas à des résultats convergents 313 . Pour le cas de la France, A Mathis (1990) conclut au rejet de l’hypothèse d’éviction totale du secteur privé par le secteur public, mais aussi de la proposition d’équivalence Ricardienne. En effet, l’influence sur les taux d’intérêt existe « l’accroissement de la dette détériore le compte courant par l’intermédiaire de la hausse induite du revenu. Le besoin accru de financement exige pour être satisfait, une augmentation du taux d’intérêt » (MATHIS.A., 1990). Dans le même ordre d’idées, cette augmentation des dépenses publiques serait inefficace voire même contre-productive. La théorie du revenu permanent (Friedman, 1957) nous enseigne en effet, que la hausse des revenus engendrée par l’accroissement de ces dépenses n’aura aucun effet sur la relance de la consommation privée et donc sur les décisions d’investissement des entrepreneurs. Etant rationnels, ces agents considèreront cette hausse de leurs revenus comme un phénomène transitoire. Or, leurs décisions de consommation et d’épargne sont construites sur la base de leur revenu permanent ce qui les amène plutôt à constituer une épargne de précaution en prévision du remboursement futur de la dette de l’Etat. Même si l’on prend en considération un horizon temporel fini, comme le fait la théorie du cycle de vie 314 développée en 1954 par R. Brumberg et A Modigliani, les analyses sont similaires et aboutissent souvent à relativiser les effets supposés de la dépense publique. Si la consommation n’est plus fonction du revenu courant, la relance de l’activité économique par la distribution de revenus supplémentaires avec effet multiplicateur perd son efficacité.

Avec de nouveaux arguments, empruntés à la théorie des jeux non coopératifs et à l’hypothèse d’anticipations rationnelles, la critique de l’action interventionniste et discrétionnaire de l’Etat, est accentuée par les théoriciens de la nouvelle macroéconomie classique. En appliquant l’hypothèse d’anticipations rationnelles à la courbe de Phillips, T.Sargent et N.Wallace (1975) affirment par exemple qu’une politique monétaire systématique est sans effet sur la production et l’emploi. Alors que Friedman admettait qu’à court terme les agents puissent être victimes de l’illusion monétaire et que le chômage baisse temporairement suite à une hausse de l’inflation, la nouvelle formulation de Sargent et Wallace exclut même cette éventualité. Les agents rationnels ne pouvant être surpris par des événements qui se reproduisent systématiquement ou par des politiques qui se reproduisent de manière uniforme 315 , une politique monétaire systématique ne peut engendrer que de l’inflation attendue, et n’a donc aucune influence sur le niveau de l’emploi.

Plus fondamentalement, la prise en compte des anticipations rationnelles des agents conduit à regarder l’action de l’Etat sous un angle nouveau. On se situe dans le cadre d’un jeu non coopératif dans lequel les choix des uns constituent des contraintes pour les autres et où les problèmes d’information et d’anticipation comportent nécessairement un caractère stratégique. Du fait des instruments qui sont à sa disposition (politiques monétaire et budgétaire), l’Etat est un joueur stratégique. Cependant, la rationalité des comportements agents privés qui les conduit à formuler des réponses optimales à l’évolution de leur environnement annihile le bénéfice de toute action publique discrétionnaire. Dans la mesure où la crédibilité la politique de l’Etat est jugée sur une longue période, une déviation aux règles en tant que réponse aux évolutions conjoncturelles se traduit inéluctablement par une inefficience de son action inter temporelle 316 (Kydland F. et Prescott E., 1977, Barro R.et Gordon D., 1983). Le gouvernement qui ne joue plus seul contre la nature, avec des agents privés inertes, doit donc tenir compte des anticipations de ces deniers et de leurs facultés de réaction avant toute élaboration de sa politique économique. L’influence des investisseurs non-résidents aidant, on comprend mieux que les autorités aient fondamentalement changé leur approche de la gestion de la dette publique.

Notes
309.

Ce contexte est en effet exceptionnel pour les investisseurs averses au risque puisqu’il leur permet une rentabilité non négligeable pour un niveau de risque relativement bas. A contrario, la faiblesse de la croissance mondiale en général et européenne et française en particulier diminue la visibilité sur les profits futurs des entreprises rendant ainsi l’investissement en actions peu attractif.

310.

Ministère de l’Economie des Finances et de l’Industrie, (2000), « Déterminer le niveau optimal de la dette publique », Problèmes économiques, n°2691, p.8

311.

Avec l’apparition des courants de la nouvelle économie classique (N.E.C) et des nouveaux keynésiens (N.E.K) qui construisent leurs modèles sur de nouveaux fondements microéconomiques.

312.

Dans le cas d’une économie fermée, le phénomène de la trappe à liquidités peut limiter l’ampleur d’une baisse escomptée des taux à la suite d’une injection de liquidités pour relancer l’économie.

313.

Mathis A., (1990), Endettement public et taux d’intérêt : une étude empirique, Observations et Diagnostics Economiques, n°30, janvier, p.122

314.

L’horizon temporel considéré ici est limité à la durée de vie du consommateur.

315.

Ce résultat peut être résumé par la boutade selon laquelle « on ne peut tromper tout le monde toutes les fois ».

316.

L’exemple de la réaction d’un gouvernement devant une prise d’otages illustre bien l’incohérence des politiques temporelles optimales. Dans cet exemple la position de principe (et officielle) des gouvernements est de ne jamais négocier avec les terroristes. Or devant les drames humains que constituent les prises d’otages d’enfants, de femmes et de personnes âgées, les autorités concèdent toujours quelques concessions aux terroristes afin pensent-ils d’épargner des vies humaines innocentes. Anticipant cette position, les terroristes recourent souvent à ces prises d’otages pour faire aboutir ou du moins faire passer leurs revendications, n’accordant ainsi que peu de crédit à la position officielle. De ce fait, la position des autorités consistant à sauver des vies humaines paraît optimale dans l’immédiat mais le décrédibilise d’où cette incohérence temporelle. Cette incohérence peut alors être applicable aux politiques économiques discrétionnaires .