INTRODUCTION GENERALE

Depuis l’après-guerre, jamais les problèmes sociaux n’ont connu l’ampleur de ceux d’aujourd’hui, bien qu’il soit nécessaire de relativiser en se souvenant de “ l’été chaud de 1959 “, appelé également “ l’été des blousons noirs “. Ces indicateurs sociaux, alors que personne ne parlait de crise économique, semblaient être de minuscules fissures, amorçant et préparant les ruptures sociales que nous connaissons actuellement, la délinquance observable n’étant apparemment qu’une des manifestations dérangeantes de l’inadaptation sociale.

Durant ces vingt-cinq dernières années, la France a dû faire face aux nouvelles données économiques internationales. Cela a entraîné un coût social important : le chômage, l’exclusion, notamment des jeunes, aggravée en partie par l’inadaptation du cursus scolaire et de la formation, sont toujours préoccupants, endémiques, malgré les effets annoncés de reprise de la croissance économique. Dans ce paysage, sont apparus les “exclus“, remplaçant les “nouveaux pauvres“ de la seconde moitié des années 80. Durant les années 90, ils recréent des “cours des miracles” et viennent gonfler le flux de l’inadaptation sociale. Face à cela, diverses opérations ont été menées, en ordre dispersé, dans différents domaines : logement, réinsertion sociale, lutte contre la toxicomanie, contre l’exclusion, l’illettrisme, l’échec scolaire, la délinquance, etc.. Peu à peu, une volonté de coordination a vu le jour, avec “le développement social urbain”, puis “la politique de la ville”. Cela répond également au phénoméne montant de l’insécurité, phénoméne dont on peut penser qu’il prend sa source moins dans les agressions dont chacun peut être victime que dans le sentiment d’isolement et d’exclusion que génére l’impuissance à controler ou maîtriser son environnement ; d’où l’importance de la notion de non participation des habitants, qui aurait pour origine le sentiment d’illégitimité à intervenir au plan collectif (sentiment de subordination).

Des actions ponctuelles, des dispositifs dont on se demande pour qui ils sont pensés, (institutions en quête de légitimité, publics en difficulté, ou autres ?) émergent çà et là. Aux problèmes d’inadaptations sociales ne sont données que des réponses d’aides sociales palliatives à court terme, alors qu’une réelle action préventive, avec, au centre, la participation de la population , s’impose. Cela constitue une question pour nous, face à une réalité vécue au quotidien, à travers une expérience de quinze années en Prévention Spécialisée.

Nous retiendrons pour cette recherche, que : L’accès au savoir et l’éducation en tant qu’activités sociales ont une histoire : En période de paupérisation, elles croisent toujours le chemin de la misère. Elles sont encore, aujourd’hui, l’objet de beaucoup d’enjeux, le projet d’abrogation de la loi FALLOUX en fut une illustration. Il y eut l’instruction obligatoire pour tous, les différentes réformes, l’éducation populaire et l’éducation spécialisée. Toutes ont suscité et suscitent encore beaucoup de débats et d’affrontements. Les mutations de notre société et la crise économique (alibi souvent avancé) ont actualisé les problèmes d’échec scolaire et de formation, de partage et de reconnaissance des savoirs. Avant cette crise, historiquement, le savoir et l’échec scolaire ne constituaient pas une préoccupation sociale, car il existait d’autres alternatives à la sélection ; le rang, l’héritage en étaient une ; la sélection naturelle, la mortalité infantile une autre. Au XIX ème siècle, l’ère industrielle posa le problème du savoir, déjà, en des termes différents : les ouvriers devaient avoir un minimum d’instruction pour faire fonctionner les machines et ce problème fut traité de la même façon que la pauvreté, avec une bonne volonté charitable. Aujourd’hui, la réalité et la raison nous poussent à la lucidité ; la productivité augmente et, bien que la croissance semble revenir, il est illusoire de penser qu’elle puisse produire une situation de plein emploi. Les avancées technologiques et les conditions d’insertion professionnelle requérant de plus en plus de hautes qualifications, il existe comme une inadéquation entre offre et demande. Certains pourraient même penser que, un jour, il ne sera plus besoin d’instruire et d’éduquer les classes les plus défavorisées, considérées toujours comme inéluctablement inaptes à la connaissance et au savoir, car cette instruction ne saurait être rentabilisée dans le cadre d’un emploi qualifié.

Cependant, malgré un hypothétiqe retour de la croissance économique, et quoique la précarité d’emploi se radicalise pour quelques millions d’actifs, le travail fait encore partie des valeurs sociales fortes, voire initiatiques et symboliques, favorisant l’intégration sociale et le maintien de la cohésion sociale, en reconnaissant une place aux populations les plus défavorisées. La difficulté est de savoir comment faire aujourd’hui pour maintenir cette cohésion. Combien d’exclus notre société peut-elle tolérer pour se maintenir ? Il faudra néanmoins répondre aux coûts humains, sociaux et, donc, économiques que cette nouvelle situation engendre. Ce n’est plus seulement la pauvreté, mais l’exclusion ; la violence qui s’installe au sein de l’école et dans la rue, semble en être l’expression.

D’aucuns pensent qu’un déterminisme intervient tout naturellement dans la cohésion sociale, comme Darwin le croyait pour la régulation dans la nature. L’échec scolaire et social pourrait donc avoir pour fonction de réguler l’accès à l’emploi, d’alimenter les secteurs employant les métiers les moins qualifiés ou de maintenir dans un état de dépendance totale ceux qui ne pourraient vivre que de l’assistance. Cette réalité pourrait donc être acceptée comme mode de sélection inévitable, voire de régulation sociale spontanée. Le savoir, en croisant la question sociale, a, en effet, toujours posé problème. L’histoire permet de le constater, depuis Aristote, les Romains, la Réforme et la Contre-Réforme puis avec les Encyclopédistes. Rousseau, en pensant que la culture pouvait avoir une action sur la nature, préconisait, dans le contexte de l’époque : - “ N’instruisez pas l’enfant du villageois, car il ne lui convient pas d’être instruit “( 1 ). La loi Guizot eut pour effet le développement des écoles dans les communes ; dés le XVI ème siécle, l’école commence à inquiéter car elle forme des lecteurs, qui ont accès aux écrits révolutionnaires. Aujourd’hui encore, l’enseignement de masse, la réforme des collèges, des lycées, du premier cycle universitaire, la commission Fouroux, la commission Meirieu, consultations nationales des enseignants et lycéens etc ... placent l’école et l’action sociale au centre des débats : c’est dire toute son importance. Quelle doit être leur mission future : transmission de savoirs, formation des citoyens, éléments de lien social et d’intégration ?

Nous nous interrogerons donc sur le rôle de la Prévention Spécialisée dans la transmission des savoirs. Des difficultés rencontrées, diverses interrogations sont nées. Quelle est d’une part, la compatibilité entre les objectifs éducatifs et sociaux que nous défendons dans le cadre de la Prévention Spécialisée ( La reconstruction et la puissance sociale des individus, l’autonomie et le lien social, etc...) et ceux de notre système éducatif et d’Action Sociale ? D’autre part, quelle approche peut-on avoir des motivations, conscientes ou non, de la commande sociale et politique en regard de la notion de cohésion et de paix sociale ?

Ne pouvant aborder tous les domaines d’intervention de la Prévention Spécialisée et afin de rester dans le cadre que nous nous sommes fixé préalablement, bien que nous soyons totalement conscient qu’il soit difficile d’isoler les uns des autres, nous étudierons plus particuliérement un des composants de la Prévention Spécialisée, la remédiation à l’échec scolaire et, plus généralement, ce qui est de nature à favoriser l’accés au savoir et la puissance sociale. Nous n’aurons pas la prétention de penser que les réponses nous appartiennent. Cependant, force est de constater que l’Education Nationale, la formation permanente ainsi que notre système d’action sociale semblent rencontrer d’importantes difficultés pour s’adapter et répondre aux nouvelles données et turbulences sociales, en représentant tous un lieu de répétition d’échecs.

Notre propos n’aura pas pour volonté d’être une critique systématique et stérile de l’Education Nationale, de ses méthodes pédagogiques et de ses enseignants, pas plus que de l’Action Sociale et de ses travailleurs sociaux. Nous avons bien plus le désir de faire partager les expériences pédagogiques que nous avons mises en place dans le cadre d’une action éducative et sociale et les réussites et échecs que nous avons pu constater. C’est dans cette même perspective, que nous interrogerons l’Action Sociale, son sens, ses dispositifs et le politique dans leur rapport à l’accès au savoir, à l’assistance et à l’autonomie des populations.

La Prévention Spécialisée intervient, dans le cadre de l'Aide Sociale à l’enfance, auprès des populations jeunes en souffrance sociale, les plus marginalisées, ainsi que sur leur environnement. En ce sens, au delà des problèmes d’inadaptation qu’elle traite, elle est également confrontée aux difficultés d’intégration, donc d’exclusion et d’accès au savoir, que rencontrent les populations avec lesquelles elle est en contact. Sa mission lui permet de rechercher et de mettre en place des actions dont elle démontre la viabilité et la pertinence. Cependant, elle rencontre d’importantes difficultés pour trouver, d’une part, des partenaires et, d’autre part, les relais que requiert la pérénnisation de ces actions dans le cadre du droit commun.

Une recherche liée à l’accès au savoir, à l’exclusion, à l’intégration et à la cohésion sociale renvoie aux enjeux et places du savoir, de l’Ecole et de l’Action Sociale dans la société d’aujourd’hui. Les approches sont multiples, de Pierre Bourdieu, Paulo Freire, à Jacques Donzelot ou Robert Castel,... La question du sens est au centre des problématiques, l’exclusion disant la rupture du lien social. Les paradoxes se donnent à voir dans la pratique quotidienne des enseignants et des travailleurs sociaux, invités à “gérer la misère”, tout en ayant vocation, ambition, à accompagner une autonomisation des sujets. Le modèle “économique” d’efficacité (comment aider les pauvres le mieux possible, comment faire fonctionner les dispositifs de façon optimale...), qui tend à rapprocher le travailleur social d’un profil de personne-ressources, semble se substituer souvent au modèle “éducatif”, où le principe même de l’instruction, de l’action sociale visait une libération du sujet (voir J.ION). Les questions sont nombreuses, les réponses forcément imparfaites. Cependant, tout en prenant en compte les réalités économiques et budgétaires, il semble que l’Education Nationale et l’Action Sociale aient à repenser leur pratique, à travers une méthode plus positive, en sortant du misérabilisme ambiant, en resituant les enjeux de la personne et en impliquant celle-ci dans son devenir, en lui redonnant de la puissance sociale. Parmi les différents types d’intervention sociale que nous mettons en oeuvre, nous avons donc délibérément, fait le choix d’appréhender cette approche par la lutte contre l'échec scolaire et les moyens de remédiation envisagés, l’accès à la connaissance, la notion de savoir, la revalorisation de la puissance éducative et sociale des parents, car la famille et l’école représentent les premiers maillons éducatifs et sociaux. Cette recherche n’aura donc pas pour objet l’étude de l’institution scolaire car il est bien entendu que l’Ecole de la République ne peut à elle seule réduire les inégalités sociales, mais il ne semble pas non plus que sa mission soit de les reproduire et de les amplifier. Nous entendons donc l’éducation scolaire comme une des activités permettant l’intégration au sein de notre organisation sociale : “Le seul endroit où l’intégration soit réellement efficace et doit avoir lieu, c’est l’école.” ( 2 ). La question scolaire au cours de son histoire, et au delà des questions pédagogiques qui ne sont pas neutres, a toujours suscité beaucoup de passions et d’enjeux liés à la question sociale de notre pays. Nous élargirons donc notre interrogation, au cours de cette recherche, à la notion de transmission de savoirs dans l’Action Sociale.

Afin d’envisager des éléments de réponse à notre question, nous formulerons trois hypothèses :

Nous ne nous risquerons pas à nier les difficultés d’ordre cognitif ; néanmoins, face au handicap socio-culturel, nous postulons que l’action pédagogique peut permettre à des individus, jeunes et adultes qui ont été écartés et exclus du système scolaire et de formation de réussir et de prendre confiance en eux, d’avoir du pouvoir sur ce qu’ils font et ainsi, d’arrêter le processus d’identification négative qui conduit à l’inadaptation et à l’exclusion.

Pour étayer notre thèse, nous nous appuierons sur les éléments suivants :

La première partie de notre recherche présentera un historique du traitement de la pauvreté, puis notre cadre de réflexion : la Prévention Spécialisée, sa méthode, son objet, son public, ses actions.

La seconde aura pour but d’étudier les réponses imaginées face à l’échec scolaire et à l’accès au savoir des populations jeunes et adultes, dans le cadre d’une action de Prévention Spécialisée. Nous verrons que, si l’échec scolaire n’est pas une fatalité et si des actions ont prouvé leur pertinence et leur efficacité, elles sont néanmoins souvent restées sans relais de droit commun pour les pérenniser.

La troisième sera composée d’un questionnement de l’histoire concernant les moyens mis en oeuvre pour permettre l’accés des pauvres au savoir. Puis, nous intérrogerons notre système éducatif, sa philosophie, sa mission, ses finalités, ses méthodes, ses échecs, son rôle et son attitude face à l’intégration sociale et à l’exclusion. Nous nous intéresserons notamment au concept d’échec scolaire et à la recherche de ses déterminants exogènes et endogènes à notre système éducatif. Nous verrons également comment l’institution scolaire semble représenter encore un important lieu de discrimination sociale, de reproduction et de répétition de l’échec social.

Enfin, notre quatrième et dernière partie s’interrogera sur la compatibilité entre Prévention Spécialisée, action éducative et sociale, transmission du savoir et commande sociale et politique. Pour mener cette réflexion, nous prendrons en compte nos observations concernant l’inadaptation sociale, l’exclusion et le potentiel humain.

Les notions d’usager, de citoyenneté et de savoir seront confrontés aux enjeux et paradoxes de l’action sociale. Cette réflexion considérera les problèmes sociaux et éducatifs auxquels notre société est confrontée, comme une forme de pathologie sociale, qui entraînera pour sa résolution un repositionnement de l’Action Sociale et de ses professionnels.

Notes
1.

Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Editions Flammarion, coll Garnier-Flammarion.

2.

Jacques Chirac, Président de la République, Le Monde 22 février 1996.