1.1 : La pauvreté au temps de l’ancien régime

Au Moyen Age, existait un lien de propriété et de dépendance entre le seigneur et ses sujets : serfs et vilains. Le peuple faisait partie du patrimoine. Dans cette société paysanne, la pauvreté était importante, sans pour autant poser de question sociale. Ce système féodal disparaît progressivement avec la Renaissance. Des hôpitaux accueillaient néanmoins les malades et le pauvre car, avec son image de Christ, il était un chrétien idéal. Ainsi, la pauvreté pouvait avoir deux visages : soit la vertu chrétienne et la sublimation, soit l’errance et la malédiction. La pauvreté identifiée et choisie était reconnue sur le plan spirituel, donc valorisée ; elle s’opposait à celle qui était subie et donc dépréciée. Cela permet de se demander qui avait les “moyens” de choisir sa pauvreté. Les pauvres se répartissaient donc en deux catégories. La première représentait ceux qui appartenaient à une communauté et les seconds étaient les errants. Les premiers étaient pris en charge par la communauté et les seconds étaient des indésirables dont on se méfiait. La domiciliation s’imposait donc comme condition sine qua non pour bénéficier de la prise en charge. Dés le VI ème siècle existait la maticula, une liste nominative des pauvres entretenues par l’église locale. Au XII ème siècle, les couvents et monastères qui assuraient les pratiques charitables faisaient une distinction entre les pauvres “locaux” et les errants. Au XIII ème siècle, la générosité s’étiole ; l’Eglise sollicite les pouvoirs publics. Ne retrouve-t-on pas là, des similitudes avec les migrations estivales des SDF, qui entraînent des arrêtés municipaux interdisant la mendicité dans certaines communes ?

Entre le XIV et le XV ème siècles, la guerre de cent ans, les grandes épidémies font leur apparition ; en 1347 apparaît à Marseille la peste noire, qui s étend à toute la France en 1348 ; un tiers de la population, parfois la moitié en certains lieux, meurt de ce fléau. La vie dans les campagnes est misérable, les conditions sanitaires et de nutrition sont déplorables. Les diverses activités sont totalement désorganisées. On traverse une période de crise économique, de chute démographique. Cette époque est synonyme de pauvreté, de guerre, d’impôts seigneuriaux et royaux, de grande misère avec la famine.

Le nombre des pauvres augmente. Cette crise accompagne la naissance de l’individualisme. La notion de différence devient très forte à cette époque et accentue les barrières. Mendiants, lépreux, infirmes ou handicapés mentaux se voyaient souvent interdire les portes des villes. Ils deviennent les boucs émissaires des difficultés du royaume, tout comme les juifs qui, après une dernière ordonnance d’expulsion en 1394, se voient obligés de se réfugier dans le sud de la France, où leurs quartiers sont devenus des ghettos. Il est frappant de retrouver dans ces éléments historiques des similitudes avec notre histoire proche tant dans la première moitié que dans la fin de notre siècle, avec les quartiers sensibles, l’exclusion et la remontée en puissance de certaines attitudes de rejet. La seconde moitié du XV ème siècle connaîtra la rémission des épidémies et entraînera une remontée démographique (avec 15 millions de sujets), qui lui redonnera une embellie relative annonçant la période de la Renaissance.

Ce concept de Renaissance, selon G. Duby , est la résultante d’un retour, d’une Re-naissance de la civilisation, que le Moyen-Age avait mis en silence avec le développement de disciplines plus pratiques comme le droit, la médecine, la logique.

Nous voyons poindre là le respect de l’art, du raffinement et le goût du savoir de l’homme de la Renaissance. Néanmoins, cette évolution ne touche nullement les plus défavorisés, qui souffrent toujours de la faim. Si en effet, démographiquement, la population est équivalente à celle d’avant les grandes épidémies, cela représente également un surcroît de bouches à nourrir ; or l’agriculture n’a pas évolué techniquement, dans ces moyens de production, depuis l’an mille et se retrouve incapable de répondre à ce défi démographique.

Le XVI ème siècle, c’est l’ère de la Réforme, avec le développement des Eglises protestantes. L’Eglise romaine est remise en cause et instaure un programme appelé la Contre-réforme ou Réforme catholique. Un nombre important d’anciens Ordres sont repensés et en apparaîssent d’autres, qui couvrent tout le pays : Récollets, Jésuites, Capucins. La majorité des communautés créées est féminine : Carmélites, Ursulines, Visitandines, etc... Il y a également une réflexion théologique qui insiste sur le Christ et son sacrifice, peut-être pour rappeler les égarements inacceptables de l’Eglise face aux biens matériels. Cette réflexion s’oriente vers le peuple : les missions se développent dans les campagnes.

Il apparaît qu’il faut soulager concrètement le peuple en une période de difficultés. Saint Vincent de Paul écrivait : “Le peuple meurt de faim et il se damne”.

Le XVI ème siècle sera également marqué par les guerres de religion, qui affaibliront encore le pays et une guerre civile particulièrement sanglante, destructrice et longue qui, bien que trouvant son origine dans une remise en cause de l’Eglise,est sans doute liée à celle de l’Etat, révélatrice elle-même d’une crise de société. Cette période de vacillement repose sur un sentiment d’insécurité général, qui correspond à la fin de la civilisation médiévale. Celle-ci est accompagnée de conditions d’existence très dures, dont la nature mais aussi la politique et la religion sont responsables, ainsi qu’un monde ébranlé dans ses certitudes. C’est une période instable, entre deux mondes (tout comme de nos jours, où nous subissons encore la crise apparue à la fin “des trente glorieuses” et les adaptations qui en découlent). Les dévots défendent un projet de moralisation de la société, condamnant les déviants, libertins et sorcières. Les traditions de charité et de bienfaisance prennent place et connaissent leur plein développement au XVII ème siècle, avec l’intervention des institutions religieuses. Sous Louis XIV, période de rayonnement politique et culturel, la référence au soleil, n’était pas partagée par tout le monde. Les pauvres étaient, de ce fait, considérés comme ceux qui n’avaient pas de chance, des miséreux auxquels on devait aumône. La distinction entre le pauvre involontaire, qui ne peut subvenir à ses besoins et le vagabond qui a choisi l’errance devient omniprésente. Ainsi, l’assistance, se transforme parfois en démarche d’enfermement ( 3 ) L’ordonnance de Moulins met en place ce type de pratique. Cela correspondait à un désir de marginaliser les vagabonds de la société, pour éviter toute contagion d’épidémie, mais également pour les contraindre à travailler ainsi que pour protéger la bonne société. La charité est présente dans le discours religieux. Elle se matérialise par la création de grandes institutions. Saint-Vincent-de-Paul fonde les Enfants trouvés, Louise de Marcillac fonde les filles de la Charité. Les grandes villes construisent des hôpitaux et des institutions de charité, qui se donnent pour mission l’assistance. La noblesse et la bourgeoisie participent à cette dynamique d’assistance, car la générosité et la charité répondent à des valeurs promotrices de l’anoblissement. L’idée essentielle, cependant, restait que les puissants devaient, par charité, se préoccuper de la pauvreté, parce que tel était le rôle que leur assignait leur rang. Peut être étaient-ils aussi conscients qu’il leur fallait donner un peu, pour ne pas tout perdre.

Au XVIII ème siècle, Voltaire, qui souhaitait sa disparition, dénonçait la charité, “la charité, ce mot infâme“ disait - il. Cependant, la seconde moitié de ce siècle s’illustra par une importante répression. “On a traité les pauvres, en 1769 et dans les trois années suivantes, avec une atrocité, une barbarie qui seront une tache ineffaçable à un sièle qu'on appelle humain et éclairé. On eût dit qu’on voulait en détruire la race entière, tant on mit en oubli les principes de charité. ils moururent presque tous dans les dépôts, espèces de prisons où l’indigence est punie comme un crime” ( 4 ).

Notes
3.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, P. 55.

4.

O. H. Hufton, The poor of Eightennth-Century France, Oxford, 1974, p. 232