1.3 : L’industrialisation et la pauvreté

Au XIX ème siècle, la société industrielle qui se met en place, décrite notamment par Victor HUGO et Emile ZOLA, entraînera une exploitation et une paupérisation du monde ouvrier. Cette époque sera parcourue par un débat permanent sur la répartition des rôles entre l’Etat et les autres acteurs privés, relatifs à la notion de solidarité. L’idée de solidarité implique l’aide aux plus pauvres. ( 7 )

Des théories libérales (Smith, Malthus) tenaient pour position que l’Etat n’avait nullement à intervenir dans les domaines de solidarité, ne devant assurer que ses fonctions régaliennes (la défense du pays, la monnaie, la police, la politique étrangère et la justice). Malthus disait d’ailleurs, pour illustrer cette position : “Au grand banquet de la nature il n’y a pas de couverts pour les pauvres”. Dans un essai intitulé : Essai sur le principe de population ( 1798 ) , le révérend Thomas Robert Malthus émettait une hypothèse concernant la surpopulation de l’Angleterre, envisagée pour les vingt-cinq années à venir, celle-ci serait due, aux lois sur les pauvres. En 1601, les Poors Laws (Ordonnance de Moulins de février 1556 en France) ont institué un impôt des pauvres, qui donnait un droit à l’assistance car la bienfaisance était imposée par une loi qui concernait tous les contribuables. Ainsi, en 1775, les fonds collectés avoisinaient 2 millions de livres. En 1795, les magistrats du Berkshire, réunis à Speenhamland, ont étendu cette obligation de secours aux paroisses par le Speenhamland Act et les obligeaient à compléter les salaires inférieurs au minimum vital. Cela ne ressemble-t-il pas à notre version moderne du RMI ? Les fonds réunis étaient de plus de 8 millions de livres en 1818. Cette généreuse intention était, selon Malthus, le meilleur moyen pour projeter les pauvres dans une misère encore plus importante. La thèse qu’il soutenait est que cette aide, d’une part, détournait les pauvres du travail et, d’autre part, les incitait à procréer, car le montant de l’aide était calculée en fonction de la taille de la famille et du prix du pain. Ainsi, le risque encouru, selon Malthus, était qu’il y ait plus de pauvres que de nourriture. In fine, le risque était également qu’ils engendrent de nouveaux pauvres et, au-delà de la pérennisation de l’assistance, se profilait le danger potentiel de ces classes laborieuses, qui risquaient de déstabiliser le pays et ses classes dirigeantes.

A l’inverse de cette thèse, un économiste d’origine Suisse, Jean Charles Léonard Sismondi, à la suite d’un voyage en Angleterre, a été ébloui autant par la croissance exceptionnelle due à la révolution industrielle que par le nombre important de pauvres, qui ne profitaient nullement de cette croissance malgré les aides. Sismondi croit en la perversité du discours de Malthus et aux effets pervers de sa thèse. Il s’emploiera à réfuter celle-ci.

Paradoxalement, la baisse continue et la faiblesse des salaires (facilitée par la concurrence et une main d’oeuvre sous-payée : les femmes, les enfants, les immigrés) sont favorisées par l’existence des lois d’assistance aux plus démunis qui complètent les bas salaires. En fait, les intérêts des riches et des maîtres va dans le sens d’une assistance qui semble desservir l’intérêt général et désignent auprès de tous les contribuables les plus pauvres comme étant les boucs émissaires de cette situation. Sismondi était conscient de la perversion du système d’assistance, non pas par les pauvres eux-mêmes, comme l’affirmait Malthus, mais par les riches et les propriétaires fonciers. “ Le bas prix de la main d’oeuvre permet en général au producteur d’établir sa marchandise à meilleur marché ; il lui fait trouver du profit dans une industrie qui serait perdante dans un pays où les salaires seraient plus élevés. Il augmente ainsi le débit de la manufacture et lui donne une apparence de prospérité “. ( 9 )

Ainsi, Sismondi recherchait des solutions autres pour lutter contre la pauvreté. Avant l’abolition des corporations (ou jurandes), permise par la loi Le Chapelier de 1791, celles-ci présentaient, malgré tout, quelques avantages, dont deux qui paraissaient non négligeables pour lutter contre la pauvreté. D’une part, elles poussaient à la solidarité entre maîtres et subordonnés et, d’autre part, elles imposaient également une régulation démographique. En effet, avec les corporations, les individus faisant partie du même métier étaient solidaires des risques divers qu’ils encouraient : accident, maladie, vieillesse. Des confréries (ou caisses de secours ) étaient alimentées par des cotisations versées aussi bien par les ouvriers que par les maîtres. Ces maîtres, également contribuables, devaient veiller, autant que possible, à fournir suffisamment d’ouvrage à leurs subordonnés (apprentis et compagnons). Les intérêts de chacun convergeaient dans un climat où travail et ressources étaient assurés pour tous. D’autre part, sous l’égide des jurandes, il y avait une action de régulation démographique. En effet, celles-ci agissaient sur deux leviers : l’âge du mariage et le coût de l’éducation des enfants. Dans les Corporations, la contrainte sociale et la longueur de l’apprentissage, réunies, réduisaient de fait les possibilités de descendance des membres car l’espérance de vie à cette époque n’était pas aussi importante que de nos jours. De surcroît, pour accéder à la position de maître, il fallait bien souvent attendre au moins vingt cinq ans et, pour le mariage, aucun père n’aurait accepté un gendre qui n’aurait point eu d’état. A cela s’ajoutaient d’une part, le fait que les couples régulaient eux-mêmes leur descendance car les coûts d’éducation des enfants étaient particulièrement élevés et entièrement à leur charge et d’autre part la mortalité infantile.

Après l’abolition de ces corporations, il y eut des incidences sur les deux leviers cités précédemment comme étant de nature à éviter la pauvreté : d’une part, sur la solidarité entre maîtres et subordonnés et, d’autre part, sur la régulation démographique. En ce qui concerne le premier, les coûts se sont dilués dans une répartition entre tous les contribuables ; ainsi, la pauvreté et le chômage (déjà à cette époque) des uns laissaient les autres moins solidaires car moins dépendants directement. Sismondi pensait que cette abolition entraînerait une déresponsabilisation des patrons, qui aurait pour conséquence de les mettre dans une dynamique de toute puissance quant à l’exploitation de la nouvelle classe ouvrière.

Les effets négatifs sur le premier élément que constituait la solidarité vont avoir une résonance directe sur le second, à savoir la régulation démographie. En effet, celle-ci entraîna une dérégularisation des naissances. Les individus n’étant plus soumis aux contraintes liées aux corporations, les individus ont convolé en mariage beaucoup plus jeunes, ce qui entraîna un nombre important de naissances. D’autre part, les conséquences économiques négatives sur l’emploi et les salaires auront un effet inversement proportionnel sur la démographie et inciteront à engendrer une descendance importante. Si deux maigres salaires ne permettent pas de faire vivre un foyer et si “l’élevage” des enfants se termine à l’âge de six ou huit ans, leur travail représente alors, pour la famille, une possibilité de vivre moins pauvrement. “Chaque fils nouveau qui parvient à l’âge où son travail est payé, lui paraît ajouter à son revenu”. ( 10 ) L’ordre manufacturier paraît donc être : “ une prime offerte à la multiplication des pauvres ouvriers.” ( 11 ) Rappelons qu’il a fallu attendre 1874 pour que la loi fixe l’âge minimum d’embauche dans les usines à 12 ans.

Néanmoins, ce constat des effets pervers de la suppression des corporations ne permet pas à Sismondi, qui ne semble pas nostalgique de l’Ancien Régime, de militer pour leur rétablissement : “Ce n’était que par hasard, en quelque sorte, qu’elles produisaient un effet avantageux que le législateur n’avait pas vu.” ( 12 ) Cependant, même si la concurrence ne doit pas être totalement supprimée, elle doit être tempérée ; pour Sismondi, ce nouveau rôle de régulateur doit être celui de l’Etat. Il doit donc baliser le terrain en instituant “des bornes législatives”, en assurant un “garantisme social”, qui aurait pour fonction d’éviter à chaque ouvrier de projeter sa descendance dans une éternelle répétition de “la misère du monde” . Sismondi prônait donc la réglementation du travail pour éviter des dérives comportementales des maîtres et des ouvriers et l’intervention de l’Etat comme garant de l’intérêt collectif et arbitre des intérêts individuels. Il pensait ainsi enrayer la pauvreté et éviter les politiques d’assistance, qui ne lui paraissaient nullement constituer une réponse efficiente à celle-ci.

La volonté de lutter contre la pauvreté s’exprime à travers le courant social et républicain du XIX ème siècle, qui se réfère aux travaux du Docteur Villermé. Il dresse un état de la misère en vue de sensibiliser les pouvoirs publics à la prise en charge des plus défavorisés. Cependant, le rejet de l’indigent, voire de l’exclu, est variable suivant la période et la conception que se font les classes dominantes aisées de la marginalité et de la pauvreté. Le fantasme des “ classes laborieuses, classes dangereuses” ( 13 ) ressurgit, semble t-il, régulièrement.

Au cours du Second Empire, la lutte contre la pauvreté est mise en place par l’Etat qui, sous la pression des journées insurrectionnelles de 1830 et 1848, prend conscience de la problématique sociale des ouvriers. Une politique de changement des conditions de vie semble s’engager. Des mesures collectives sont prises pour une amélioration des conditions de travail, d’hygiène, de niveau de vie. La lutte contre la misère est enfin légitime et reconnue comme du ressort des pouvoirs publics et non plus cantonnée à la seule charité. Elle est incluse dans la dynamique de développement de l’éducation, de l’urbanisme, de la salubrité (les grands travaux du Baron Haussmann), des transports, de l’éclairage public, etc... Curieusement, aujourd’hui cela se traduit par la répétition de mesures instituant le développement de la politique de la ville, qui semble reprendre certains des éléments cités précédemment.

Les pères fondateurs de la III ème République renforceront cette action avec, en parallèle, la mise en place des lois concernant l’instruction obligatoire. Ils croyaient en un progrès qui anéantirait l’analphabétisme, la misère morale et la pauvreté. En 1893, de nombreuses lois ont participé à l’émergence de notre système social ; celle de 1898 oblige les patrons à cotiser pour couvrir les accidents du travail. Cependant, il est à noter que les dépenses d’assistance ne représentaient qu’une infime partie du revenu national ; celle-ci est d’environ 2 %. En Angleterre et dans les pays Anglo-saxons, l’assistance sociale, qui n’a pas la même histoire qu’en France, repose plus sur une solidarité de type communautaire.

Notes
7.

Francis Démier, Histoire des politiques sociales, édition du seuil, 1996.

8.

Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, édition Calmann-lévy, 1971.

9.

Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, édition Calmann-lévy, 1971.

10.

Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, édition Calmann-lévy, 1971.

11.

Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, édition Calmann-lévy, 1971.

12.

Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, édition Calmann-lévy, 1971.

13.

L. Chevalier, Classes laborieuses, classes dangereuses, Hachette Pluriel, 1984.