6.4 Images et représentations

Alors que le XXI ème siècle s’installe, nous voudrions maintenant, afin de relativiser ce que nous appelons communément le problème des “jeunes”, rappeler une anecdote historique. A l’aube de ce XX ème siècle, deux bandes rivales se battent pour une jeune fille ; cette bagarre dégénère car il y mort d’homme. Un procès a lieu et le président du tribunal s’adresse aux responsables : “Vous vous conduisez comme des sauvages, vous êtes de vrais Apaches !”. La presse (nous en reparlerons) jouait déjà un rôle important et elle s’est fait l’écho de ces paroles. Ainsi, des centaines de bandes de jeunes qui traînaient leur mal-être et leur ennui, dans les périphéries des villes, à la recherche d’une identité se sont rapidement emparés de ce nom mythique. La presse trouvant une opportunité pour faire du papier, continua dans cette veine, et en rapportant les agissements des Apaches ; certains vont même jusqu’à créer des rubriques spéciales. Le “Matin”, grand quotidien, a dans ces pages la rubrique “Paris-Apache”, qui relate tous les faits divers liés aux jeunes. Nous voyons alors apparaître des titres évocateurs : “La France court à sa perte” ou encore “La jeunesse est pervertie”. Ainsi, les jeunes deviennent les boucs émissaires d’une campagne sécuritaire orchestrée dans un climat de crise qui laissait présager une nouvelle guerre. Se pose alors la question du retour aux châtiments corporels en réponse à ces Apaches. Dans un ouvrage : “Faut-il fouetter les Apaches” ( 27 ), Le docteur Lejeune abonde dans ce sens en proposant, afin de surenchérir à l’humiliation, que la punition soit donnée sur la place publique. Un de ses amis va plus loin encore en disant qu’il faudrait castrer ces Apaches. Nous voyons là que les thèses de l’eugénisme social semblent s’inscrire dans la répétition historique et qu’elles trouvent toujours, face à la peur, des adeptes. Les Apaches ont disparu avec la guerre de 14-18, ils étaient mobilisés sur le front dans les unités les plus exposées. Notons que les Apaches ont été exterminés par l’armée américaine durant les guerres indiennes. Cette anecdote historique, qui date d’environ cent ans, semble très proche de notre histoire et de celle des adolescents trop turbulents d’aujourd’hui. Ainsi, avec la crise, d’autres Apaches sont nés et créent sur tout le territoire une nouvelle psychose, qui semble provoquer les mêmes réflexes psychologiques et les mêmes attitudes “pédagogiques”.

Les rapports entre jeunes et adultes semblent empreints d’une étrange redondance. Pour affirmer cette permanence, Stanislaw Tomkiewiicz rapporte ( 28 ) une autre anecdote historique : un témoignage d’un auteur anonyme, du IV ème siècle avant Jésus-Christ, en Grèce antique, qui se plaint des jeunes :

De notre temps, les jeunes étaient calmes, obéissants, gentils, et maintenant ils sont devenus bruyants, prétentieux, suffisants et n’écoutent plus leurs maîtres ni les adultes.”

SOCRATE ( 470-399 avant JC ) disait également : “Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe. Ils sont mal élevés. Méprisent l’autorité. N’ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents. Plastronnent en société. Se hâtent à table d’engloutir leurs desserts. Croisent les jambes et tyrannisent les maîtres.” Ces anecdotes montrent à quel point à travers les générations, les adultes considèrent leurs enfants comme toujours plus dangereux, violents, dérangeants qu’ils ne l’étaient eux-mêmes au même âge. Peut être est ce là une peur devant la vie qui s’écoule ?

Les phénomènes de violence ont de tout temps existé et les études menées sur des périodes relativement longues montrent que ce sont des phénomènes relativement cycliques et ondulatoires. Il est à noter que, lorsque l’on se cherche, comme c’est le cas à l’âge de l’adolescence, si l’on propose une identité, il y a de grandes chances qu’elle soit reprise, surtout si elle permet de s’opposer et de se démarquer du monde des adultes. L’image des jeunes en devenir est donc souvent faussée, négative et contribue à entretenir chez les adultes des peurs imbéciles, qui ne favorisent nullement la communication.

Cependant, s’il existe une constante avec ses composantes propres, qu’est l’adolescence, (passage de changement déjà source d’instabilité et de fragilité), d’autres jeunes vivent une situation qui les rend encore plus vulnérables car elle s’accompagne d’une souffrance sociale qui entraîne parfois une perte de modèles, et d’une difficile projection dans l’avenir, autant d’éléments symptomatiques d’un malaise profond qui ne peut être imputé à cette période d’évolution.

Il semble que ce ne sont pas les jeunes qui sont en difficulté à l’origine, mais la société dans laquelle il vivent qui le soit. Où sont les rites initiatiques et intégrateurs des Apaches ? Edgar MORIN, pense que : “ Les jeunes expriment le délabrement moral du monde où ils vivent “. La première représentation est, qu’ils font peur : agressions, insolences, incivilités, caillouceurs, incendies de voitures, etc... Le seul fait de le savoir est en soi source de déstabilisation, d’angoisse, donc d’agressivité face à cet adulte dont on attend qu’il nous aide à canaliser nos pulsions. Bien entendu, ils sont issus de quartiers “zones de non droit”, qui seront toujours soumis à la fatalité et au pouvoir des bandes ; voilà l’image véhiculée et livrée à la vindicte générale. En somme, des quartiers où survivent des peuplades primitives, brutales et isolées du reste du monde. Cependant, privés de statut et de rôles, ils vivent dans ces quartiers paupérisés dans un espace limité tant public que privé. Chaque espace est organisé, structuré et les groupes informels n’ont plus de place.

Les structures socio-éducatives, de loisirs ou encore sportives qui sont censées accueillir ces publics, ne répondent qu’imparfaitement à ce qu’ils attendent. Sans doute est-ce là le croisement entre le fonctionnement de l’adolescent en quête d’autonomie et d’une relation encore trop hiérarchisée avec l’adulte, soit la difficulté à cet âge d’adhérer à un fonctionnement très structuré, (voir l’état d’une chambre d’adolescent). Les adolescents investissent donc les rues, les cages d’escaliers, les galeries commerçantes, les fontaines, etc... endroits ni organisés, ni structurés dans une destination précise qu’ils investissent comme espaces de jeux et de rencontres. Et là se produit l’alchimie détonante, un peu de bruit, un peu de peur liée aux représentations négatives, pas de communication, d’où l’intervention de l’ordre public c’est à dire la rencontre avec l’adulte. Cet espace public devient un enjeu de pouvoir et donc de stratégies inconciliables, avec parfois des affrontements. Affrontements entre une minorité de franc-tireurs et le pouvoir incapable d’endiguer cette ségrégation sociale malgré de constantes promesses. Ainsi les jeunes signifient que ce n’est pas à travers des opérations de charité que leur galère prendra fin, même s’ils savent au fond d’eux-mêmes que la solution ne relève pas de la pensée magique à laquelle on a cherché à leur fait croire pour calmer leur révolte. Certains adolescents mettront donc tout en oeuvre pour donner une image construite pour faire peur. Ainsi, leur violence se calque sur l’adolescence en général. Elle n’est, cependant, qu’un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur et qu’il convient de ne pas assimiler avec cette période de la vie.

Notes
27.

Les Apaches des parkings, adolescents des villes et des ghettos, Bernard DEVOS, Bruxelles, Editions Labor, 1999, 95 p.

28.

Stanislaw Tomkiewicz, “ Journal du Droit des jeunes”, N° 175, mai 1998, P.1.