6.5 : La violence des uns et le silence des autres

Comme les pompiers ou autres missions de service public, bien que nos interventions ne soient pas de même nature, nous sommes parfois confrontés à la violence. N’ayant pas de réponses toutes prêtes, ne nous faut-il pas interroger cette violence et s’y arrêter ? En augmentation depuis 1993, elle est passée de 14,2 % en 1994 à 19,37 % en 1997. En 1996, 130 000 jeunes étaient suivis par un juge dont près de 90 % de mineurs en danger. Ce nombre croissant de mineurs arrêtés pour actes de violence a doublé en 10 ans et ces derniers sont souvent très jeunes : 50 % ont moins de treize ans ( 29 ), cela se confirme encore au travers des chiffres de l’année 2000 concernant l’insécurité.

Comme nous l’indiquions précédemment, les phénomènes de violences ont de tout temps existé. Cependant, nous retiendrons que celle-ci est de plus en plus spectaculaire, avec des modalités nouvelles : séries de meurtres de jeunes en novembre et décembre 2000, racket, dégradations, destructions de véhicules, etc... Elle semble gratuite et banalisée par des débats de politique politicienne dont il semble bien difficile de faire sortir une réflexion de fond sur ce réel problème de société, qui ne peut plus être comparé à de banales bagarres de cours d’école. Cette violence est réapparue à la fin des années 80 et, avec elle, des phénomènes de bandes.

Aprés un repli sur les quartiers, elle s’exporte entre bandes de quartiers différents, pour différentes raisons envisageables : appropriation d’un térritoire occupé par une autre bande, effet de groupe avec un sentiment d’appartenance, valorisation par le rapport de force et l’affrontement. Ce déplacement de la violence (comme les récents événements de la Défense) peut également s’envisager comme un développement par les jeunes d’un sentiment d’abandon et de rupture, dans un contexte de reprise de la consommation dont ils se sentent exclus. A la Défense, ce fut la rencontre organisée par des jeunes de banlieue lointaine venus pour se battre (et non pour piller) dans un grand centre commercial du quartier des affaires.

Nous ne pouvons pas isoler cette réalité du contexte socio-économique lorsque les perspectives d’avenir ne s’éclaircissent pas, malgré la reprise économique. L’exclusion et le mépris sont des foyers d’infection qui gênèrent la rébellion, bien souvent seule issue à l’expression de la misère sociale. Quand on y prend garde et que l’on prête attention à toutes les humiliations vécues, on peut, d’une part, saluer ces jeunes qui restent dans le silence face au mépris (sans cautionner les attitudes inacceptables de ceux qui s’en servent comme unique alibi), et, d’autre part, croire que, si rien n’est fait, ce ne sera plus la violence des uns qui fera peur mais l’absence de celle des autres. On fait comme si cette réalité n’existait pas en médiatisant les voitures brûlées afin de faire un “papier” en période creuse.

N’est-ce pas là flatter les instincts les plus bas que de relater ce type d’événements, qui semble faire plus l’apologie de la violence plutôt que de l’endiguer ?

N’y a t-il pas encore lieu ici d’interroger le pourquoi plutôt que le comment ? Les conclusions de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, ne font que confirmer la précarisation des jeunes. Le taux de pauvreté atteint aujourd’hui 12 % chez ceux de 18 à 29 ans contre 9 % pour l’ensemble de la population. Ce sont bien évidemment les quartiers les plus en difficultés qui se retrouvent à nouveau concernés. La désaffiliation des jeunes représente de nos jours un problème qui ne peut uniquement s’expliquer par d’importantes carences éducatives, mais l’on peut également imaginer, comme hypothése, l’absence de repéres que notre société ne peut plus donner concrètement. C’est la raison pour laquelle le traitement des incivilités ne peut être conçu uniquement sous l’angle répressif : il devient également le probléme de toutes politiques publiques, qui devraient prendre en compte des objectifs et propositions favorisant de nouvelles formes de sociabilité urbaine. En outre, les incivilités, la violence et l’agressivité sur la route ne sont pas que l’apanage des jeunes des banlieues, mais bien de nous tous, car en chaque piéton/conducteur dort un Mister Hyde et un Docteur Jeckyll, ce qui met en évidence le malaise de notre société. Parallèlement, certains grands shows médiatiques à l’approche de Noël ... ne font bien souvent appel, qu’à la pitié comme s’il fallait se déculpabiliser de vivre simplement, décemment et heureux. En revanche, d’autres, qui tentent de sensibiliser les spectateurs à des fléaux de santé publique, ne suscitent pas la même compassion. Il semble donc qu’il y ait là aussi non pas une violence mais des violences, la différence tenant simplement à l’acceptation de certaines et au rejet d’autres.

Certes, la violence est omniprésente, individuelle ou collective. L’école également devient ou continue à en être un lieu d’expression et de résonance. La violence est une maladie et, comme cette dernière, elle a souvent un long temps d’incubation ou de sommeil et se réveille sans crier gare. Malheureusement, lorsque les premiers symptômes apparaissent, il est bien souvent trop tard. Cependant, cela ne peut être une excuse pour ne rien faire. Bien souvent, on s’aperçoit trop tard de ce qu’il aurait fallu écouter ou faire en amont pour éviter de telles situations. En effet, ceci n’est pas nouveau, depuis longtemps l’école a adopté des moyens violents : beaucoup de situations éducatives ou scolaires représentent le maître avec le fouet, les verges ou le bâton à la main, le bonnet d’âne fut également très violent ainsi que les “tu ne seras jamais qu’un bon à rien” qui font prendre toute leur dimension à l’effet Pygmalion.

Il semble aujourd’hui que l’élève ait “rattrapé” le maître et cela est paradoxal ; autrefois la violence était presque un moyen “normal“ pour régler les différents, et pas uniquement au sein de l’école mais dans la société entière ; aujourd’hui, lorsque celle-ci change de camp, ce qui n’est pas plus acceptable, on s’en étonne et l’on ne semble plus la comprendre pour y trouver un remède. BRETCH disait : “On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent”.

On serait tenté d’émettre un avis sur la fonction de la colère, sans la banaliser, ni l’excuser ou l’amnistier. Colère que l’on pourrait penser comme salvatrice, puisqu’elle permet aux jeunes d’exploser plutôt que d’imploser, car il semble que celle-ci soit plus proche de l’implosion dans ses manifestations. En effet, cette violence revêt des comportements qui semblent s’apparenter à de l’autodestruction, avec des auto-mutilations symboliques comme les dégradations d’équipements de quartiers ou les attaques de moyens de transports (bus ou train) voire des agressions de personnes assumant des missions de service public (pompiers, policiers, éducateurs, animateurs, etc...) qui représentent bien souvent le seul lien entre centre ville et banlieues, et constituent donc des éléments importants d’intégration.

D’autre part, la médiatisation des problèmes des banlieues, (comme au temps des Apaches) bien souvent sur des concentrations importantes de population, fait sensation plus qu’information. Ce ne sont que quelques jeunes au nombre de vingt, trente, noyau dur et central de ces cités qui font parler d’eux par des actes de violence graves : voitures brûlées, vitrines brisées, agressions, etc... et à qui la loi doit être signifiée clairement, afin de les arrêter rapidement. Est ce la mission de l’information d’entretenir un climat d’insécurité ? On ne parle jamais de tous ces jeunes qui sont dans le silence, voyant leurs immeubles dégradés, avec des ascenseurs constamment en panne, alors que leurs parents payent régulièrement leurs loyers et charges, malgré des conditions d’habitat qui pourraient pousser à la révolte, en voyant les scandales de gestion de certains organismes d’HLM, le chômage dont l’origine est parfois la discrimination à l’embauche et autres situations humaines inextricables face à des dispositifs qui atteignent parfois l’inverse du but visé etc...

On ne parle des jeunes qu’à travers la violence ; rappelons-nous ce que peut entraîner un manque d’identité où l’on reprend celle que l’on nous propose. Cependant, il y en a également beaucoup qui ne sont pas violents ; en parle-t-on ? Faut-il qu’ils le soient à leur tour comme le disent certains ? : “ceux qui cassent obtiennent ce qu’ils veulent, c’est comme ça que ça marche, nous on ne nous écoute pas.”

Ces phénomènes de violence ne sont pas nouveaux pour les professionnels que nous sommes. Rappelons que ce qui est nouveau et inquiétant, ce sont les modalités de cette violence, qui semble ne plus avoir de limite. Cela fait des années que le feu couve et que nous dénonçons régulièrement ces bombes à retardement. En 1981, lors des agitations dans les cités des banlieues, les premières réponses données furent d’ordre consumériste, avec la délivrance en infra du message qui pourrait être le suivant : “vous ne vous occupez pas de vos enfants, on va les prendre en charge à votre place”. Une des réponses trouvées, fût de vider les banlieues l’été pour déplacer les problèmes sur les lieux de vacances, ce qui a eu pour double effet d’une part de déresponsabiliser les parents et d’autre part d’exclure encore un peu plus les jeunes. Voyant néanmoins que les problèmes persistaient dans les quartiers, on fit appel aux grands frères, ce qui en plus signifiait aux parents :“non seulement vous ne vous occupez pas de vos enfants mais, de plus, vous en êtes totalement incapables“.

On peut donc raisonnablement se poser la question de l’autorité lorsque l’on invalide ainsi les parents, les pères en particulier, qui ont pour rôle de dire et de faire respecter la loi. Devant ce nouvel échec, après avoir tant négligé et humilié ces derniers, à court de solutions miracles, on se retourne aujourd’hui contre eux en les prenant pour cible, en les déclarant démissionnaires (ce qui parait être la dernière explication trouvée aux troubles dans les banlieues) alors que cela fait vingt ans que l’on prend leurs enfants en charge, à qui revient l’échec ? Cette attitude semble avoir pour effet de les exclure un peu plus de leur responsabilité éducative et d’attiser encore la haine et le malaise des jeunes, qui peuvent encore moins respecter leurs parents déjà invalidés par le chômage et disqualifiés encore un peu plus. Nous retrouvons là encore la notion d’impuissance sociale dans laquelle les parents sont inscrits. Il peut sembler intéressant de convoquer ces derniers pour les mettre face à leur responsabilité parentale, lorsque leurs enfants commettent des délits. Mais n’est-ce pas là trop tard ? N’est-ce pas demander à celui que l’on a exclu, celui à qui l’on a trop longtemps mis le bonnet d’âne au fond de la classe, les mains sur la tête, face au mur, de passer le Bac avec mention ?... Nous voyons alors les dégâts de cet effet Pygmalion négatif, qui ne peut que générer encore plus d’exclusion. L’objectif de 80 % de bacheliers (Le remède préconisé par la loi d'orientation du 10 Juillet 1989), ne prenait pas en compte les 20 % restant. Qu’adviendra t-il de ces jeunes et de tous ceux qui sortent actuellement du système scolaire sans aucun diplôme ? Leur insertion sociale et professionnelle ne dépend pas uniquement de l’Ecole et des réponses que celle-ci peut apporter. Cependant, elle fait partie des activités sociales les plus importantes car elle permet l’accés au savoir et à la connaissance.

La situation exige une action concertée de développement social, de reconstruction de liens sociaux, qui ne peuvent pas se satisfaire uniquement d’un ravalement des escaliers et du remplacement des boîtes aux lettres. Les dégradations matérielles ne sont que des conséquences des dégradations sociales dans les ghettos où l’on a parqué notre nouveau “lumpenprolétariat“. C’est dans ce contexte, que nous sommes amenés à trouver des solutions possibles pour enrayer cette exclusion.

Notes
29.

Sources Ministère de la Justice : Le Monde du 29 mai 1998