Chapitre 6 : NOTRE SYSTEME ÉDUCATIF ET LA DISCRIMINATION SOCIALE ET GÉOGRAPHIQUE

6.1 : la discrimination sociale

Les années 60 ont marqué la fin de l’école primaire en tant qu’enseignement unique ; on la considère maintenant comme étant le lieu des “premiers savoirs” c’est à dire (lire, écrire, compter). Aujourd’hui, tous les élèves vont au collège. Cependant, des enfants échouent toujours dans ce système, les difficultés commencent dès la maternelle où un enfant sur quatre ne prend jamais la parole, ce qui est considéré comme un épiphénomène pour certains, néanmoins, c’est ainsi que peut s’installe insidieusement l’échec. Ainsi, c’est entre 20 et 25 % des enfants qui sont dans une situation à risque selon Gérard Chauveau, chercheur à l’INRP (Institut Nationale de la Recherche Pédagogique). Le redoublement de la classe de CP est souvent très handicapant pour la poursuite des études ( 83 ). Ainsi, dans les années 80, pour les élèves des quartiers sensibles ou socialement défavorisés, le redoublement du CP était deux fois plus important que pour ceux issus des couches appelées, classes “moyennes“ et cinq fois plus que pour ceux des couches dites “favorisées“. Suivant les statistiques ministérielles, les “milieux défavorisés“ définis en termes de catégories socio-professionnelles par les ouvriers et les inactifs (notamment chômeurs de longue durée) représentent quatre enfants sur dix ( 84 ). Cet engrenage va se vérifier et s’amplifier tout au long de la scolarité obligatoire. Le collège unique a toujours laissé penser qu’il déplaçait les inégalités sociales et l’échec scolaire de l’école vers les portes du lycée. En sixième, 80 % des enfants qui ne maîtrisent pas correctement la lecture sont issus des classes défavorisées et, par voie de conséquence, bien souvent, des quartiers socialement sensibles. Nous voyons également poindre les conséquences d’une politique du logement ayant pour résultat la création de ghettos. En quatrième, le mal a continué son oeuvre, 39 % des enfants de même condition sociale ont disparu du processus général.

Nous les retrouvons “orientés“ dans des classes où ils attendent avec impatience l’âge de fin de scolarité obligatoire (16 ans) classes de CPA, SEGPA (Classes de préparation à l’apprentissage) classe de SES (Section d’éducation spécialisée pour enfants handicapés). Le “profil type” devant lequel les enseignants sont souvent démunis et qui motive cette orientation est : l’inattention, des lacunes importantes dans l’expression orale et écrite ou faible capacité à se concentrer, un âge avancé, un désintérêt pour ce qui est scolaire, et bien souvent, un comportement agressif ou, au contraire, une apathie totale. Ces ”orientations“ reposent le plus souvent sur ces aspects comportementaux d’élèves qui perturbent la classe et réagissent à un système dont ils se sentent exclus ou qui les rejettent. Ce ne sont donc pas obligatoirement des difficultés d’apprentissage qui motivent ces placements dans ces structures spécialisées. Les conséquences en sont souvent catastrophiques, pour ces enfants majoritairement issus de milieux socialement défavorisés et dont les parents ont une plus grande perméabilité aux décisions d’orientation. Les enfants, issus de l’immigration, n’échappent pas à cette triste réalité et payent un lourd tribut. D’autres travaux ( 85 ) font apparaître que, si 27 % de jeunes Français ont des retards dans l’enseignement primaire, ce sont 49 % des jeunes étrangers. Cette enquête mentionne également que l’on retrouve dans des proportions anormales ces mêmes jeunes dans l’enseignement spécialisé. Ainsi, pendant ces dix années de scolarité obligatoire, l’échec scolaire semble étroitement lié au statut social. Certes, des facteurs liés, à la psychologie de l’enfant, à ses aptitudes cognitives individuelles ou à son environnement socioculturel et familial ont à voir dans ce gâchis intellectuel. Mais il n’en reste pas moins vrai que le statut social et les inégalités de fait qu’il engendre restent un critère déterminant dans l’explication de ce phénomène d’échec face à une école, qui, dans son discours égalitariste, nie les différences. Pour preuve, la très lente mise en place des cycles à l’école primaire. Ces cycles dont on parle depuis maintenant dix ans, ne toucheraient partiellement qu’une petite moitié des écoles primaires françaises, sans compter le très faible investissement du ministère tant en moyens qu’en enseignants.

Ces cycles ont pourtant leur justification : ils permettent à l’instituteur de s’adapter plus facilement aux différents rythmes de l’enfant tout en régulant, l’apprentissage de certaines notions sur plusieurs années. Il existe inévitablement un marquage des élèves en difficulté. La première année d’école maternelle, la classe de CP, celle de sixième, sont des points de rupture presque irréversibles. Si un enfant ne maîtrise pas la lecture au cours de la moitié du CP, il y a de fortes probabilités pour qu’il ne rattrape jamais ce retard, ce qui risque d’entraîner un redoublement à l’école primaire qui altérera ses chances de passer le baccalauréat. Ainsi pour les 15 % d’élèves ayant des difficultés basiques et qui sont, malgré tout passés en sixième, aucune remédiation n’aura eu lieu avant l’entrée au collège qui ne fera qu’amplifier cet échec. Rappelons que, sur les 25 % d’élèves ainsi repérés, moins de deux sur dix arriveront en seconde générale ou technologique. Sur les 30 % d’élèves qui n’entrent pas au lycée, 10 % vont redoubler leur troisième et 20 % iront en brevet d’études professionnelles (BEP). Une étude faite sur dix années, montre une très forte augmentation des interruptions d’études avant la fin d’un cycle : 10 % des élèves en BEP et en première année de CAP quittent leur scolarité ( 86 ). Le collège sera donc la dernière étape avant de libérer les jeunes de 16 ans que l’obligation scolaire ne retient plus, quand ceux-ci ne sont pas déscolarisés avant et envoyés en pré-apprentissage parfois à l’issue de la sixième (ils sont plus de 4000 de moins de 16 ans dans ce cas de figure) ou encore à qui l’on propose, lorsque qu’aucun collège ne les accepte, des inscriptions au Cned (Centre national d’enseignement à distance) ce qui symboliquement veut tout dire. A cela, il ne faut pas oublier d’ajouter ceux que l’Education Nationale n’arrive pas à scolariser comme par exemple les enfants du voyage que nous avons évoqués dans le cadre des actions de remédiation menées en leur faveur. Nous retrouvons également 34000 élèves “décrocheurs” en seconde et en première de lycée ( 87 ). Si l’éviction ne s’est pas faite au cours des dix premières années, s’ajouteront au processus de sélection de la classe de seconde, la multiplication et la hiérarchisation des filières, donc des types de baccalauréats et à terme des cursus universitaires.

L’illusion d’une égalité des chances pour tous à l’Ecole, en apparence lieu de neutralité, reste bien ancrée dans les mentalités alors que si l’on considére les travaux de Pierre BOURDIEU et de Jean-Claude PASSERON ( 88 ), l’Ecole est indubitablement le premier lieu de reproduction sociale. Dans un rapport pour le Commissariat du plan, Antoine PROST, a étudié notre système éducatif entre 1950 et 1980. D’après son analyse des trois filières initiales envisageables (Philosophie, Mathématiques élémentaires et Sciences expérimentales jusqu’en 1965) à la trentaine possibles aujourd’hui, la diversification des filières :

‘"a préservé le caractère bourgeois des filières d’enseignement général. La démocratisation enregistrée au niveau de l’ensemble des secondes est trompeuse ; elle s’explique dans une très large mesure par le développement de l’enseignement technique long ; s’il y a en effet plus d’enfants d’ouvriers dans le second cycle long, ils sont surtout dans les sections F ( industrie ) et G ( gestion )”. ( 89 )’

Il existe également une hiérarchie entre les bacs généraux, la section S dont la sélection se fait uniquement par les mathématiques, puis la section L où le choix se fait en fonction d’un profil plus littéraire, enfin la filiére ES qui regroupent les éléves qui ne manifestent pas d’aptitude trés prononcée ni en littérature ni en mathématique. Viennent ensuite, les filières technologiques :

  • STI : Sciences et technologies industrielles.
  • STL : Sciences et techniques de laboratoire.
  • STT : Sciences et technologies tertiaires.
  • SMS : Sciences médico-sociales.

Ainsi, statistiquement, 38 % des enfants d’ouvriers et de personnels de services qui entrent en seconde suivent une filière technologique et 20 % s’inscrivent en section STT.

A l’inverse 30 % des enfants de cadres supérieurs et de professions libérales se retrouvent en section S et seulement 10 % en filière technique.

A cette réalité s’ajoute un certain sexisme ; ainsi, en terminale S, les deux tiers sont des garçons, 81% des filles sont dans les séries L et 63 % dans les séries tertiaires en terminales STT, alors que les filles réussissent trés bien dans les troisièmes cycles universitaires et les grands concours.( 90 ) Il semble que l’orientation soit “orientée“: - “Avec des appréciations comparables en mathématiques, les garçons préparant un baccalauréat général sont bien plus souvent orientés en première S puis en terminale S que les filles“ ( 91 ).

Enfin, il est à noter que la majorité des étudiants qui abandonnent en premier cycle universitaire sont issus de filières techniques. Les répercussions sur l’enseignement supérieur sont mécaniquement évidentes.

En résumé, les chances d’obtenir un bac quel qu’il soit, sont minimes chez les enfants d’ouvriers qualifiés (24 %), médiocres chez ceux d’employés (37 %). A l’inverse, elles sont beaucoup plus importantes chez les enfants de cadres (75 %) et d’enseignants (79 %). Chaque année, 110.000 jeunes quittent leur scolarité dès que le système éducatif le leur permet à l’âge de 16 ans et ce, sans aucun diplôme, ni qualification. Avec tous ceux qui sortent du lycée d’enseignement professionnel sans avoir obtenu leur CAP ou BEP (environ 90, 000), nous nous trouvons face à 200.000 exclus de toutes formations. Et ce ne sont pas les stages existants, (sans réel intérêt si ce n’est celui de faire réduire les statistiques du chômage ou de profiter à quelques organismes peu scrupuleux dans un intéressant marché de la formation) ( 92 ) qui pourront compenser des années d’échec dans le système scolaire.

Notes
83.

Claude Siebel, “Genèses et conséquences de l'échec scolaire”, Revue française de pédagogie , n° 67 Avril-Juin 1984 .

84.

Source : Direction de l'évaluation et de la prospective ( DEP ) Ministère de l'Education Nationale.

85.

Henri Bastide, les enfants d'immigrés et l'enseignement français, Paris, PUF, 1982.

86.

“Les sorties sans qualification moins de cinq ans après l’entrée au collège”, de Sylvain Broccolichi, Éducation et formation n° 48, DEP/MEN, Paris, décembre 1996.

87.

Les lycéens décrocheurs. De l’impasse aux chemins de traverse, dirigé par Marie-Cécile Bloch et Bernard Gerde, Lyon, La bouture/chronique sociale, 1998.

88.

La reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Pierre BOURDIEU, Jean-Claude PASSERON , Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.

89.

Antoine PROST, La politique de démocratisation de l’enseignement. Essai d’évaluation (1950,1980), Rapport pour le Commissariat général du plan, Avril 1985.

90.

Source: repères et références statistiques, Direction de l’évaluation et de la prospective, ministère de l’Education Nationale.

91.

Marie DURU, "La fausse réussite scolaire des filles", Le Monde de l’éducation, Juillet-Août 1990.

92.

Nouvel Observateur N° 1476, 18 au 24 Février 1993, Formation, SOS Stages Bidon p 102, 103, Jean-Yves Guérin.