La Civilisation Industrielle

‘“ La société du XIXè siècle résista inconsciemment à tout ce qui cherchait à faire d’elle un simple appendice au marché. Aucune économie de marché n’était concevable qui ne comportât pas un marché du travail ; mais la création d’un tel marché, en particulier dans la civilisation rurale de l’Angleterre, n’exigeait rien de moins que la destruction massive de l’édifice traditionnel de la société “. ( 102 )’

Cette grande transformation évoquée par Karl Polanyi fut, au XIXè siècle, la naissance de la société industrielle. Celle-ci, d’un point de vue économique, absorba la plupart des “surnuméraires” de la société agricole, en cassant son système de régulation production/démographie .

‘“ En attendant , ce fut en fonction du problème de la pauvreté que l’on se mit à explorer le sens de la vie dans une société complexe. L’entrée de l’économie politique dans le domaine de l’universel eut lieu selon deux perspectives opposées : celle du progrès et de la perfectibilité, et celle du déterminisme et de la damnation. De même, sa traduction dans la pratique se fit dans deux directions opposées : suivant le principe de l’harmonie et de l’autorégulation, et suivant celui de la concurrence et du conflit. Ces contradictions contenaient en germe le libéralisme économique et le concept de classe “. ( 103 )’

Ces prolétaires, de plus en plus nombreux, puisque la grande machine avait besoin de plus en plus de monde, furent ressentis comme potentiellement dangereux.

‘“ Les Barbares habitaient dans les angles tranchants des cités exilées au large du Business... “ . ( 104 )’

Le prolétariat pouvait se comprendre, s’appréhender suivant une dynamique comme telle : Masse/Précarité/Misère/Danger. Autour de 1850, la Grande Industrie a besoin d’ouvriers réguliers, formés, qualifiés, pour répondre à la concurrence, à la compétition. La classe ouvrière, dans le même temps, s’organise à travers le politique et le syndical.

‘“On oublie, parce qu’on a toujours vécu dans cette société..., qu’aussi loin que l’on remonte dans le temps, le salariat a toujours été une condition indigne et misérable, pratiquement la pire des conditions... Je n’ai pas le temps de décrire dans le détail comment le salariat est sorti de cette indignité, c’est un long processus qui s’affirme d’ailleurs à partir de la deuxième moitié du XXè siècle. Il se développe au fur et à mesure du développement de l’industrialisation, de la modernisation, de l’urbanisation... il se généralise, il s’installe. Il s’agit alors de le consolider, car si cela n’est pas fait, on risque de voir se développer, au coeur même de la société, ces situations porteuses de violence qui ont été décrites au début du XIXè siècle sous le nom de paupérisme, cet état de misère matérielle et morale des ouvriers des premières concentrations industrielles”. ( 105 )’

Cette tension, cette lutte des classes, entre la bourgeoisie comme classe possédante, dominante, et la classe ouvrière qui s’organise, caractérisent la question sociale, à travers les premières lois sociales (IIIè République), qui construisent le Droit du Travail. Ces lois sociales organisent le salariat, le statut salarial.

Progressivement, les lois sociales organisent aussi l’Assurantiel, et la Mutualisation des risques. Le Salariat passe de l’insécurité sociale à la sécurité sociale. On voit bien comment la question sociale vient réguler ce qui bouscule et déstabilise le système économique. Par le biais de l’impôt, l’Etat va prendre en charge l’inadaptation, ce que l’on peut appeler l’Assistantiel subira une laïcisation (a contrario, ou en complément du caritatif religieux, du charitable des siècles précédents), une étatisation (entre autres dans le domaine économique) et une professionnalisation (de l’Assistantiel). Cette démarche assistancielle marque l’affirmation de l’institutionnalisation du Travail Social déjà entrepris avec la création du corps des assistantes sociales pour résoudre les difficultés sociales apparues à la fin de la guerre de 14-18. En 1922, naissent les premiers regroupements professionnels avec l’association des travailleuses sociales puis le diplôme d’assistant de service social est créée en 1932. Nous voyons donc, que cette profession est née juste après la guerre meurtrière de 1914-1918. Sa vocation était l’assistance aux familles en difficulté, beaucoup d’hommes étant morts au cours de cette guerre. Les assistants de service social sont, aujourd’hui environ 34000. Deux autres professions, qui constituent ce que nous appellerons le noyau dur des travailleurs sociaux, trouvent leur place dans le contexte historique, économique et politique. Nous verrons successivement les dates auxquelles elles sont apparues répondant aux difficultés qui se posaient à ce moment là : Les éducateurs spécialisés, profession née en 1945 juste après les bouleversements de la seconde guerre mondiale, initialement crée en majeur partie pour une action envers l’enfance et l’adolescence inadaptée. A la fin de la guerre, des progrès techniques ont vu le jour ainsi qu’un nouveau type de consommation. Dans ce contexte de nouveautés, de liberté face aux frustrations connues, de nouveaux comportements se sont affirmés (fugue, violence, vol, etc...) comme un défi au monde. La réponse des éducateurs spécialisés était essentiellement individuelle, avec une formation très orientée sur la psychologie clinique. Ils sont aujourd’hui, environ 20000. Enfin, les animateurs socio-éducatifs sont arrivés. C’est la profession la plus récente des trois, née en 1970 deux années après 1968, période de crise différente de la guerre ayant opéré un tournant dans la société. L’action visée par l’animation socio-éducative est orientée vers différents publics, de groupes, la formation dispensée prend en compte la psychologie sociale, la sociologie et également la gestion.

Cette formation semble s’inscrire dans l’évolution de l’Action Sociale, du développement social et de la nouvelle politique de la ville qui, dans le même temps, semble impulser ce qu’il est convenu d’appeler les nouveaux métiers, avec la création des emplois-jeunes, aides-éducateurs, médiateurs, etc...

Les trois professions citées précédemment ont en commun d’avoir vu le jour à la suite d’événements qui appelaient des réponses urgentes. Aujourd’hui, elles doivent sortir de leur verticalité historique et de leur cloisonnement, pour s’orienter vers une transversalité, sans pour cela former une profession unique, mais en mettant leur spécificité au service de la même cause. Le travail social s’est complexifié, l’action éducative également. Les intervenants sociaux sont ainsi obligés d’acquérir une qualification plus étendue et plus précise. Il leur faut, en même temps, coopérer sur le terrain, collaborer avec d’autres acteurs de la vie éducative, économique et politique et élaborer une stratégie de travail social. La formation dispensée aux travailleurs sociaux se doit d’évoluer face à la réalité, et modifier ses projets et son contenu. Ainsi, la question sociale, le handicap, l’inadaptation sont traités par le travail social, avec une courbe en apogée de 1945 à 1975, durant les fameuses “trente glorieuses”. Cependant, avec la crise économique qui s’est installée depuis 73 et dont la fin, annoncée avec le retour de la croissance, ne permet pas de voir la résorption de la fracture sociale, une question revient : à quoi répond l’Action Sociale ?

La notion de “déviant“ a fortement évolué depuis le XVII ème siècle. Il semble que, quels que soient la période historique ou le type de société, il y aura des déviants, donc des exclus : ils sont sécrétés par le fonctionnement même des groupes sociaux. Notre société produit de la pauvreté en même temps que des marchandises. L’Ecole, nous l’avons vu, semble jouer un rôle essentiel dans cette mise à l’écart, l’absence de diplôme, la sortie précoce du système scolaire sont associés bien souvent à d’autres indicateurs : difficultés de socialisation, appartenance à un quartier dit difficile, nom caractéristique, etc... . Ainsi, la machine à exclure des “inclus” se met en marche de façon souvent inexorable. Cette production de pauvreté passera par l’accès ou non à l’emploi ; tous ne pourront accéder à un emploi fixe. Le fait d’être au chômage depuis longtemps entraîne une suspicion d’autant plus importante. Cela va de l’incapable au faux chômeur fainéant, qui veut profiter d’un système dont il est surtout victime.

Il semble donc que toute société, pour constituer sa cohésion, mette en place un certain nombre de valeurs sociales : la norme sociale. Le système scolaire, que nous avons retenu comme moyen d’approche, et l’échec scolaire qu’il génère, ne fonctionnent-t-ils pas sur le même mode ? Les déviants, c’est à dire ceux qui se situent à l’extérieur de cette norme sociale, soit dans leur scolarité, soit économiquement, soit au niveau des moeurs, soit encore sur le plan idéologique, sont englobés dans des systèmes d’enfermement ( 106 ). Ce phénomène, renforcé dans nos sociétés modernes par son développement même, donne de moins en moins de sens à la contestation, au conflit et à la différence (autrefois le “ fou du village “ était intégré). Cependant, nous pouvons observer qu’il existe différentes formes de conduites qui sont des normes admises par une société donnée. La déviance évoluera donc avec les normes de la société. L’action sociale est le produit d’une histoire qui illustre le regard posé par la société sur une population considérée déviante, marginale, dangereuse ou inadaptée. C’est l’action de St Vincent de Paul qui a provoqué les premières réponses aux populations défavorisées dans une période trouble de L’Eglise. Il substituait au concept d’abandon et de répression l’idée centrale d’aide et d’assistance.

La norme de la “zone“ est celle d’un fatalisme nuancé par cet espoir de la chance, d’où l’importance du jeu (loto, tac au tac, millionnaire, poker etc ...). Il serait néanmoins trop rapide de conclure à l’opposition irrémédiable entre deux systèmes de valeurs, sauf si l’on considère que l’opposition repose sur l’articulation de ces deux systèmes antinomiques. En effet, l’exclu, ne rêve que de vivre dans la société, intégré dans la norme sociale, même et surtout si l’origine de son prestige vient d’ailleurs. C’est le mythe de Jean VALJEAN dans les Misérables, de Victor HUGO, qui se perpétue : ce bagnard condamné, qui se rachète en devenant “un homme de bien“, tout en ayant conservé des attitudes et des comportements qui révèlent son ancienne personnalité. D’ailleurs, la force des “Misérables“ est sans doute cette reconnaissance des classes populaires dans ce personnage, contraint par la malchance et son destin, à perpétuer une lutte sans fin entre le “Monde de la rue“ et le “Monde des notables“.

C’est également dans cette articulation que l’on peut voir que déviance ne signifie pas pour autant désordre : il y a là bien des éléments constructifs d’un ordre, ce que nous remarquons à travers les événements des Minguettes, de la Courneuve et d’ailleurs qui ont abouti à une sensibilisation aux problèmes des banlieues à travers la mise en place d’un ministère de la ville. Bien entendu, il convient de faire une distinction entre la déviance de la rue et la contestation politique, encore que souvent l’une n’aille pas sans l’autre, ainsi que l’ont montré les événements de Mai 1968. C’est parfois dans la déviance que naissent de nouvelles lois, telle “la loi WEIL de 1974” ; il n’y a pas si longtemps que l’interruption volontaire de grossesse était un délit. Face aux déviants mineurs, la société oscille entre la répression et l’assistance (ou l’intégration). Cette répartition est cependant complexe : la limite entre le mineur en danger moral et le mineur en danger de délinquance, voire le mineur délinquant, reste très floue. Dans le cas de l’adolescenjce, une période de la vie où l’être est en rébellion, le problème reste entier.

L’ordre social devrait alors résider dans l’adaptation et la tolérance de la société à ces mouvements contestataires, tout en les entendant. Bien sûr, il n’est pas question de faire ici l’apologie de la déviance ; qui est rarement constructive. Toutefois, l’acte posé devrait interroger et permettre de comprendre les mécanismes qui le provoquent. Ces multiples tentatives ne sont-elles pas des moyens d’adaptation et d’intégation que l’on pourrait qualifier de négatifs ? Ne sont-elles pas des signaux d’appel de la part de ceux qui veulent être entendus et reconnus socialement ?

Les causes de ces actes se trouvent bien souvent dans une logique extrême, mais inversée, du système normalisé. Prenons un exemple : la conception et la justification morale du vol dans les magasins se trouvent parfois dans le système même du commerce. D’un certain point de vue moral, on pourrait dire que le commerce est pervers en soi, (voir ce qui oppose aujourd’hui les producteurs de fruits et légumes aux grandes surfaces). Les bénéfices sur les produits, pris par les chaînes d’intermédiaires, sont bien établis au détriment des consommateurs et des producteurs. Sur le même produit, les prix varient suivant ces derniers ; c’est ce qui fait que certains délinquants estiment rétablir un équilibre en rompant la chaîne légale de distribution et en organisant un véritable marché noir du neuf et de l’occasion (Robin des bois ou Mandrin sonttoujours représentés comme étant de bons garçons !). Il n’y a là qu’une forme extrême et délictueuse des récriminations des braves gens à l’encontre des intermédiaires, “qui ne font rien et qui empochent tout”.

Notes
102.

Karl Polanyi , la grande transformation, p 113.

103.

Karl Polanyi, id, p 123.

104.

Bernard Lavilliers, les barbares.

105.

Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, in fractures du lien social, p11, Paris, Fayard, 1995.

106.

Cf Michel FOUCAULT,“ histoire de la folie à l’âge classique“. Paris, Édition Gallimard, 1975.