1.2 - L’volution d’un phénomène multidimensionnel : “l’exclusion”

La pauvreté, comme nous l’avons vu, a de tout temps existé ; ce retour au XIX ème siècle rappelle Dickens, Hugo ou encore Zola. Cependant, au delà de ces notions de pauvreté, de caste prolétaire, de cancre, de celui qui se définit comme s’entêtant dans le dénuement et ne fait rien pour sortir de cette condition malheureuse ou, pire encore, de déviant ou de marginal, s’ajoute aujourd’hui une représentation nouvelle et des plus réductrices, à savoir celle de l’individu “en trop“, du surnuméraire, évoqué précédemment, qui n’a plus aucune valeur sociale et que l’on met “en dehors”.

Ce n’est même plus un ouvrier porteur de projet révolutionnaire mais un être qui, pour emprunter un terme plus durement économique, n’est même plus “exploitable”. C’est un non citoyen, tombé de la communauté humaine, qui fait peur tant par ses attitudes que parce qu’on craint de partager un jour son destin. C’est la réalité de l’exclusion qui apparaît comme un phénomène multidimensionnel puisqu’elle touche différents domaines de la vie des individus, en rupture, à un moment donné, avec le tissu social. C’est cette multidimensionnalité qui amène à devoir inventer des pratiques sociales permettant la prise en compte de la personne dans sa globalité.

En première ligne, auprès des populations les plus en difficulté, nous notons, depuis quelques années, une dégradation de leurs conditions de vie, ainsi que l’augmentation du nombre de personnes qui ne participent plus à la vie sociale, notamment les jeunes entre 16 et 25 ans (soit 50 % des SDF) qui se retrouvent dans une sorte de “no man’s land” entre la fin de la scolarité obligatoire et l’âge requis pour obtenir le RMI.

Cette évolution se concrétise par une difficulté d’obtention de leurs droits dans différents domaines : le logement, l’emploi, la santé, la vie sociale et civique, l’éducation, ainsi que l’accès au savoir et à la culture. Les problèmes d’ordres social, familial, psychologique, économique, le cadre de vie dégradé semblent se concentrer dans les quartiers, bien qu’il y ait parfois, des articles relatant des actes de délinquance de fils de bonnes familles. Ces populations font face à des situations de précarité importantes. Les plus jeunes manifestent leur souffrance psychique par un repli sur eux mêmes, sur leur groupe d’appartenance d’adolescents ou de jeunes adultes, et rompent ainsi tout contact avec le monde des adultes, qu’ils refusent.

Même s’ils survivent dans cette situation de précarité très destructurante, un événement ponctuel supplémentaire (tension dans la famille, divorce, déficit de lien social, rupture inattendue du contrat d’intérim etc...), une nouvelle fragilité peut les emmener dans une spirale dont personne ne connait l’issue. Chez certains, cela peut entraîner une incapacité à entretenir des liens affectifs stables, des dépressions latentes, un développement des conduites à risques (absorption de produits toxiques ou autres) voire des conduites suicidaires. La délinquance peut être interprété comme un comportement d’appel, afin que la loi, tant symbolique que républicaine, se manifeste. Le plus fréquemment, elle conduit à un comportement d’auto-exclusion dont les symptômes d’ordre plus réactionnel que structurel dissimulant grandement la souffrance psychique. Ces délinquants n’expriment pas de demandes de soins psychologiques. La seule partie visible de l’ice-berg, ou la seule que l’on veuille bien voir, n’appelle bien souvent qu’un traitement social en vue du maintien de la paix sociale.

Le nombre important de jeunes en souffrance psychique en fait un véritable phénomène de santé publique, car cela touche tous les milieux sociaux. Cependant, il existe des frontières très étanches entre les différents champs sociaux, éducatifs et sanitaires. Leurs professionnels manquent parfois de formation pour comprendre l’expression de cette souffrance et les institutions se renvoient la compétence du traitement ; ainsi, les psychiatres et les enseignants, estiment que ce problème relève de la seule compétence des travailleurs sociaux car il est uniquement social et ne les concerne donc pas. Au-delà de ces querelles corporatistes et sans vouloir “psychiatriser la pauvreté et l’exclusion“ il nous semble essentiel, aujourd’hui, de prendre en compte ce fléau d’une manière globale en mettant en synergie l’Education Nationale, les services sociaux et sanitaires. La psychiatrie a, semble-t-il, mission de répondre à un besoin de soin qui ne relève pas uniquement du social et sanitaire ; il parait également souhaitable que l’ensemble de la médecine, (et non pas uniquement la psychiatrie) s’ouvre aux circuits sociaux et éducatifs pour imaginer un suivi ambulatoire des jeunes dans l’incapacité de suivre seuls un traitement régulier. Cette proposition nous semble de nature à offrir une issue favorable et concomitante aux problèmes psychiques et sociaux.

L’exclusion suppose d’une part, la victimisation et la mise à l’écart des individus des circuits sociaux, culturels et économiques et d’autre part la pression du fonctionnement collectif qui exige d’être dans la norme, en entretenant des projets assimilables, en conformité avec l’ordre établi. Toutefois, il serait insuffisant de réduire le problème social sans prendre en compte les conséquences psychologiques sur les personnes.

Cette réalité, comme nous l’analysons en traitant de l’adaptation, de l’inadaptation sociale, de l’impuissance sociale et des processus de marginalisation, se traduit souvent par des conduites paradoxales, qui “justifient” parfois le rejet. Elles opposent le désir d’être mieux, de s’insérer dans la société, et la fragilité affective qui constitue un frein à une mobilisation personnelle. “L’exclusion” est une réalité complexe, dans laquelle il faut distinguer la pauvreté, qui est un état de manque financier et matériel, et la souffrance sociale, qui correspond à un processus de “désocialisation”. Cette dimension est plus difficile à cerner, car elle fait partie de “l’incommunicable”. Notre sensibilité professionnelle nous commande d’être vigilant et de faire la distinction entre la demande formulée, objective, réelle en termes d’aide et d’assistance matérielle, et la demande non formulée, le “non-dit”, le besoin de reconnaissance, de mieux-être. Pour nous, l’exclusion est un processus, et non un état. Si la première demande est entendue et prise en compte sans qu’aucun travail relationnel permettant aux personnes de se restructurer positivement soit engagé, elle risque de fonctionner comme masque de la “normalité”, en cachant la vraie souffrance psychologique.

L’identification au groupe ne remplit plus sa fonction “socialisante”. A l’origine de la naissance des “cités”, le territoire, l’appartenance sociale, culturelle et/ou géographique était un passage permettant le renforcement de l’identité de chacun. Cette étape s’est inscrite dans un mouvement d’identification, de construction de ses repères dans une société d’accueil. Or, au regard de la précarisation financière des familles, du chômage, des difficultés de cohabitation entre les différentes communautés en présence, nous constatons qu’elles sont devenues, aujourd’hui, un lieu de repli sur soi et d’enfermement. Cependant, ce lieu influe très fortement, et quelle que soit l’histoire personnelle de chacun, sur l’identité sociale de chaque individu, notamment des jeunes.

Chaque groupe est défini et, par conséquent, chacun de ses membres, par son appartenance à un quartier. Il y a donc des quartiers de bon standing, souvent au centre de la ville, et les fameux cercles concentriques, qui s’organisent autour de ce dernier avec un effet de force centrifuge qui semble projeter à l’extérieur ceux qui n’y ont pas ou plus leur place. Nous retrouvons là ceux qui sont frappés par un déficit de savoirs et de position sociale, donc qui ont le moins de pouvoir d’influence sur le débat commun et dont l’image est disqualifante.

Le groupe ne permet plus aux individus de trouver la sécurité dont ils ont besoin pour s’impliquer plus généralement dans d’autres lieux et d’autres situations : participer à la vie de son quartier, à des activités sociales, culturelles, sportives, comprendre le fonctionnement de sa ville, effectuer des démarches personnelles par rapport à sa santé, à son logement, sa formation, etc... Vu l’image négative qu’elle véhicule à l’extérieur et pour ses habitants, l’identification au quartier constitue souvent un frein à toute ouverture sur l’extérieur. “Je vais vers ceux qui me ressemblent et qui ne vont pas pointer mes manques.”

Les jeunes adultes qui ont cumulé les situations d’échec scolaire, professionnel, un problème d’identité culturelle, des rapports difficiles avec la famille, l’isolement, et dont certains se trouvent sans solution par rapport à l’emploi et au logement depuis de nombreuses années sont entrés dans une phase de déprime, voire de désespoir, qui les rend attachés à leur quartier, lieu de “survie” où ils en commun la concentration des mêmes “galères”, de la même histoire sur un même lieu, des mêmes sentiments d’échec et d’impuissance. Ce repère “identifiant”, les condamne désormais à l’échec et devient donc aliénant, les empêche de se remettre en question et de se projeter dans l’avenir. C’est pourtant à travers l’autre, différent de par son origine, son milieu, sa manière de voir le monde, que l’on peut réinterroger ce que l’on est, ce vers quoi l’on veut tendre. Ils sont désormais dans l’impossibilité de se dégager de la réalité qu’ils vivent sur leur lieu d’habitation, dans leur groupe d’appartenance, alors que cette démarche est nécessaire pour les construire individuellement. Aujourd’hui, leur histoire et leur situation communes sont vécues comme une fatalité. Ce processus contribue au renforcement de la “ghéttoïsation”.