1.3- Existence d’un potentiel humain non mis en valeur

Nous tenons ici à apporter une précision quant à la notion d’exclusion. En effet, il semble que le même vocable recouvre deux réalités à la fois : d’une part, les individus nommés SDF et, d’autre part, les habitants de quartiers dits difficiles, qui ne sont pas, ou pas encore à la rue ; il semble que le terme de “désaffiliation”, dont parle Robert Castel, soit plus approprié et recouvre une autre dimension, celle du contrôle social. A ne vouloir voir à travers ces situations, qu’une crise d’intégration sociale, l’Action Sociale se condamne à rencontrer une difficulté majeure dans son analyse des faits, celle du caractére assistantiel des différents dispositifs qui ne doit pas faire taire la parole des habitants et leurs revendications. Les réponses sont données avant que les questions ne soient entendues et les limites du traitement du symptôme semblent être atteintes. Il n’est plus possible de nier que ces retours assistantiels ne peuvent pas traiter les questions de dignité, d’autonomie personnelle et de reconnaissance politique des citoyens dans la cité. Les réponses semblent dire : nous avons la solution, mais quel est le problème ?

Comment et sur quelle représentation politique doit-on s’appuyer, alors que la politique de la ville ne peut prendre appui sur la reconnaissance et la mobilisation des habitants ? Comment ces individus, jeunes et adultes, oubliés, peuvent-ils apprendre à gérer et intégrer ces réponses pour en faire quelque chose de positif ? Dans ce contexte, il ne s’agit pas pour nous d’assister mais de revaloriser l’humain et de penser l’échec social face à l’insuffisance des multiples réponses ou solutions apportées en termes d’emploi, de logement, d’écoute, d’enseignement ou d’accés au savoir et à la culture, etc... Repérer le rapport entre ces réponses et la spécificité de la personne est tout aussi important. En effet, le chômage a doublé depuis 1981 et, bien que la croissance actuelle semble favoriser le retour à l’emploi pour certains, on ne peut raisonnablement penser que ces millions de chômeurs, auxquels s’ajoutent les autres situations précaires, soit en réalité environ cinq millions d’individus, puissent correspondre à une augmentation (spectaculaire) du nombre des fainéants ou d’inadaptés sociaux à intégrer. Nous ne pouvons pas envisager ce déficit d’intégration sans le penser comme conséquence de choix économiques, sociaux et politiques.

Ces conditions ne favorisent nullement une véritable intégration, voire y font obstacle, en générant de la “désintégration” et c’est là peut être que nous devons interroger la notion de cohésion sociale.

Notre expérience, dans la mise en place d’actions qui font appel aux ressources des individus, telles que celles que nous avons présentées, prouve l’existence d’un potentiel humain. La capacité des individus à faire partager leur aptitude au savoir et leurs savoir-faire, le dynamisme dont ils font preuve, la possibilité pour des populations, différentes ou non, de faire ensemble, l’instant d’une manifestation, la preuve de leur clairvoyance sur leur situation, leur capacité à ne pas être dupes révèlent l’existence d’une richesse.

L’aménagement géographique et l’appropriation par chacun de son espace de vie privée et publique en vue de préserver son intimité et son identité (“préserver le peu qu’il nous reste”) ; le troc des savoirs entre voisins et l’échange ponctuel de services afin de pallier la précarité financière ; l’économie parallèle qui se développe, la “débrouillardise” des adolescents et jeunes adultes pour tenter de “survivre”, ne pas rester ou se retrouver “dans la rue”, leur capacité à saisir des opportunités, montrent qu’il existe encore une faculté d’adaptation, un souffle d’énergie.

Cette réalité n’est pas suffisamment prise en compte et valorisée ; tout au contraire, plutôt que de l’écouter et de l’entendre, on l’étouffe. Elle est considérée uniquement comme révélatrice d’attitudes de “déviance”, tant les représentations tendent à véhiculer une image “stigmatisante” des quartiers. La résistance (terme souvent utilisé dans le cadre psychanalytique mais aussi dans les périodes de guerre, d’insurrection ou de changement) signifie qu’il y a encore de la vie, l’espoir d’une transformation possible suivant l’utilisation faite du potentiel humain. Cependant, les réponses envisagées, en une combinaison de multiples dispositifs d’assistanat rendus nécessaire par l’apparente résignation de la population qui se sent très loin des décisions prises pour elle d’en haut, ont pour effet de générer l’effet inverse de celui qui est théoriquement escompté, à savoir de ne pas laisser de place à l’autonomie et à la reconnaissance de la parole des individus, les maintenant ainsi dans l’impuissance sociale.

L’efficacité des mesures prises serait, semble-t-il, plus pertinente, si la priorité était donnée à la réflexion et à la construction d’instances de réelle représentation des individus et à la mise en place d’une vraie démocratie locale dans les quartiers où la confrontation et le conflit pourraient avoir une réelle tribune. La confrontation, le conflit, permettent à chacun de se repérer, de trouver ses points d’ancrage, de se situer par rapport à l’environnement, l’entourage, les événements et de prendre ses responsabilités. Se confronter à l’autre, c’est aussi se confronter à des règles, à des lois que chacun n’a pas forcément intériorisées, comprises ou acceptées. C’est aussi faire vivre le principe de la démocratie. L’opposition permet la remise en question, de part et d’autre, nécessaire à l’évolution des comportements, des situations et de la réalité sociale. N’est-ce pas également la question que posent les jeunes en occupant l’espace public déserté par l’adulte ? Ne serait-ce pas une possibilité de redonner aux adultes une puissance sociale qui leur permettrait d’agir ? Dominique Bondu dit à ce propos : “ Le conflit est donc un moment possible de l’exercice de la médiation sociale auprès des jeunes, dans la mesure où la présence agissante de l’adulte se joue de prime abord comme l’irruption d’une altérité qui vient boulverser l’ordre du même, de l’entre-soi des jeunes. Mais, précisément, cette perturbation est à même de produire des effets de socialisation.” ( 108 )

Dans des lieux où des communautés culturelles d’origines diverses se côtoient, la question de l’identité se pose en référence à une société devenue plurielle. Elle interroge les relations entre le groupe d’accueil et les différents groupes d’appartenance. Parler d’inter-relations entre eux, plutôt que des caractéristiques de chaque culture, “dépassionne” le débat. Cette réalité peut aussi se vivre comme une somme de nouveautés afin d’enrichir notre propre culture. Ce point de vue inter-culturel semble plus pertinent, à notre avis, car elle évite une utilisation de la culture à des fins “stigmatisantes” et démagogiques, qui ne font qu’alimenter les peurs, les sentiments de haine, les attitudes de rejet ,et empêchent ainsi l’accès à la connaissance mutuelle, la rencontre des personnes. Identifier les initiatives individuelles, l’originalité des communautés, pour les valoriser et les mettre en mouvement, cela modifie l’image négative fortement médiatisée à l’extérieur qui cloisonne les espaces de vie.

Repérer les ressources à exploiter pour les “canaliser” et les transformer en énergie positive ; favoriser la consolidation des réseaux de solidarité informels, l’ancrage des familles ; contribuer à renforcer les capacités de prise en charge individuelle et collective sont autant de possibilités qui doivent requestionner l’Action Sociale et ses acteurs sur les logiques de l’exclusion, ( 109 ) en terme de place ou de non place pour certains individus au sein de notre société, au-delà de la seule explication économique et financière liée à une crise entraînant la paupérisation des populations.

Notes
108.

Dominique Bondu, Nouvelles pratiques de médiation sociale, Paris, ESF, p121

109.

Les logiques de l’exclusion, Norbert ELIAS, Paris, 1997, Edition Fayard.