2.4 - Citoyenneté, accès au savoir et logique de solidarité

Le partage du savoir est une des activités où cette solidarité prend du sens. Les actions de mise en réseau ont permis de passer de l’individuel au collectif, de donner de soi dans l’intérêt d’un plus grand nombre. La rencontre d’individus différents de par leurs origines sociales, culturelles et géographiques, qui n’auraient peut-être jamais eu l’occasion de se connaître permet aux participants de se découvrir des intérêts communs, de confronter leurs idées, de profiter de leurs expériences de vie diversifiées et d’élargir leur perception du monde. Par là même chacun fait l’apprentissage d’un milieu, de relations avec des personnes dont les conditions de vie et de reconnaissance sociale sont autres.

Des échanges culturels se développent avec la participation d’individus et de familles d’origines diverses ce qui génére un climat de tolérance et de compréhension mutuelle atténuant les clivages. Il devient possible de se former mutuellement à la connaissance de l’autre dans le respect de chacun, à travers des échanges sur ce qui nous fait différents, mais également sur ce qui nous rassemble. Solidarité “pratiquée” à travers le partage de valeurs, d’intérêts communs pour des groupes socio-culturels qui étaient en état d’ignorance réciproque.

L’émergence et le développement de relations inter-personnelles, positivées, d’apports réciproques limitent l’usage discrétionnaire du pouvoir de l’un sur l’autre. Dans cette logique de réseau, le pouvoir de chacun se renforce. Les hiérarchies liées aux savoirs entre les générations, les cultures, les milieux sociaux disparaissent. Chacun devient personne-ressource. Les individus se relient les uns aux autres dans un espace géographique illimité, pour un temps défini par eux. Cette démarche, dans une société de plus en plus individualiste, où le “chacun pour soi” tend à prévaloir, nous paraît importante dans la mesure où elle permet de recréer ou de dynamiser la vie sociale avec les parents, les amis, le voisinage et l’intérêt collectif, de développer la convivialité et le sentiment d’appartenance à une communauté humaine unie et partageant le désir de “vivre mieux” ensemble. Ces manifestations collectives font prendre conscience aux personnes de la force qu’elles représentent pour travailler à la circulation des savoirs et au développement de la vie sociale.

Les participants concrétisent des idées nouvelles et “donnent à voir” des richesses contenues à “l’intérieur de soi”. Cette construction collective permet une mise en mouvement de multiples énergies d’information, de communication, de production, de réflexion et l’utilisation de toutes les ressources humaines de la ville, que certains découvrent et que d’autres perçoivent différemment. Chacun s’auto-construit en participant à la construction des autres. Cette capacité collective de création s’éloigne des chemins balisés, dans la mesure elle n’est pas soumise à des résultats immédiats, la rentabilité stérilisant les sources d’innovation. Elle est de l’ordre de la liberté, plutôt que de la conformité. Elle ne laisse pas les choses en l’état, mais tisse des fils éparpillés dans la cité. Tous les individus n’ayant pas les mêmes chances d’accéder au savoir, et la réalité contribuant à renforcer l’exclusion sociale, la formation réciproque des personnes, l’acquisition de nouvelles connaissances, sont des moyens efficaces de vivre une véritable citoyenneté. Le savoir sur soi-même est la prise de conscience et l’exploitation de ses propres capacités : processus qui permet le développement de l’estime de soi et des autres. Le savoir sur les autres ; c’est se doter de clés de lecture pour comprendre, lutter contre la méconnaissance. Pour Edgar Morin, le mot savoir recouvre trois sens :

‘“ Le premier est celui de l’information et il est clair que celui qui dispose d’informations correctes dispose d’une supériorité sur celui qui n’en dispose pas. Le deuxième sens est celui de la connaissance, laquelle organise les informations. Mais les connaissances trop compartimentées ne parviennent pas à cette pertinence dont parlait Pascal : il faut connaître les parties pour connaître le tout, mais il faut aussi connaître le tout pour connaître les parties. Or, nous sommes dans une période où toute connaissance particulière ne prend sens que si elle est située dans son contexte planétaire. Le troisième sens du mot savoir concerne l’intelligence, la conscience ou même la sagesse. L’intelligence est l’art de lier les connaissances de façon pertinente. Or, le savoir triomphant d’aujourd’hui est souvent un savoir myope, mutilé, sans réflexion et sans boussole.” ( 115 ) ’

La diversification des savoirs et l’accès à des savoirs sociologiques favorisent l’autonomie dans la connaissance du fonctionnement des institutions, de ses droits civiques et sociaux et de sa propre ville : savoir se déplacer, s’orienter.. Ces apprentissages passent par la découverte et l’utilisation de nouveaux outils d’information, de communication, de diffusion, d’exploitation, d’analyse à travers les livres, la vidéo, l’écriture, la parole, l’informatique, qui diversifient les rapports au monde. L’accès à ces savoirs et outils permet de prendre du recul par rapport à ses difficultés, facilite la recherche de solutions pour surmonter les obstacles et contribue à une meilleure prise en charge de soi, dans la vie.

Dans une société où les Savoirs ne sont reconnus et n’ont valeur qu’à partir du moment où ils sont sanctionnés par un diplôme et font l’objet d’une hiérarchisation, leur accès confère à ceux qui en sont détenteurs un certain pouvoir de penser et d’agir dans la société, dans l’intérêt d’autrui. Ce schéma de pensée exclut des canaux d’apprentissage non traditionnels, autres que l’école, l’université, les centres de formation, etc... Il contribue à cloisonner les savoirs et compétences, bloque les conditions d’accès du plus grand nombre à la connaissance. La possibilité de choisir des apprentissages à tous les âges de la vie, en fonction de motivations personnelles ou professionnelles, de trouver des lieux qui permettent un libre accès à des savoirs diversifiés, favorise le développement de l’initiative individuelle, la prise de responsabilité, l’expression de la créativité et, par là même, la liberté.

Différentes expériences concrétisent cette approche

Michel Authier et Pierre Lévy inaugurent un nouveau système éducatif à travers les “Arbres de connaissance”. Inventés en Europe il y a quelques années, ils permettent la mise en place d’une messagerie favorisant le repérage de ses propres connaissances et de toutes les compétences enregistrées au moyen d’images par l’outil informatique. Cette organisation nouvelle offre à tous, à chaque moment de l’existence, l’accès aux ressources existantes, fournit la possibilité aux individus de partager leurs connaissances, permet aux porteurs d’idées nouvelles de se faire connaître de l’opinion publique et de se faire entendre. Cette utilisation innovante de l’informatique révolutionne nos modes de pensée par rapport à l’apprentissage et au type de relations sociales qu’elle instaure. Cette démarche transposable dans différents environnements, notamment celui de l’Action Sociale est adaptable à un nombre de situations et de milieux très diversifiés. Elle contribue à la “démocratisation” de l’apprentissage. ( 116 )

Les transmissions de savoirs permettent une “mise en capacité de..”. Des notions de citoyenneté sont ainsi réactivées à travers :

1° Une réflexion sur soi, sur les choses, sur son entourage, sur le monde. Penser, c’est développer son esprit critique ; dominer l’émotion ; analyser ; trouver du sens ; se remettre en question ; prendre du recul par rapport aux situations, aux événements, aux discours et comprendre les enjeux de la société et ses aspirations propres dans une réalité sociale maîtrisée et non subie.

2° Une Prise de parole : Parler, c’est exprimer des opinions, donner son avis et pouvoir négocier.

3° Un Passage dans l’action : Agir, c’est faire des choix, poser des actes en connaissance de cause et évaluer ceux-ci.

“L’utilisation” des services sociaux ou d’autres systèmes de prise en charge plus traditionnels, crée un rapport de dépendance alors que cette conception d’accés au savoir répond au besoin d’action et de reconnaissance sociale des personnes. Elles ne sont pas entendues du côté du “stigmate”, mais du côté de la parole. Elles deviennent “personnes-ressources” et se trouvent ainsi sur un pied d’égalité avec l’autre. Elles passent de la “plainte” à la prise en charge de leur “plainte”. C’est pourquoi, ce type d’action permet d’intégrer de nouvelles formes de sociabilité et de se “ré-affilier”.

Cette conception de l’homme oppose les principes de respect du rythme des individus à celui de rentabilité sociale ; objectif à long terme/règlement dans l’urgence ; capitalisation des savoirs/hiérarchisation ; formation d’acteurs plutôt que de consommateurs ; intégrer au lieu de normaliser.

‘“ Le principal capital de tout pays, ce sont les hommes.” Nelson Mandéla’

Le thème de la citoyenneté est au centre de la réflexion de nombreuses associations et le moteur de leur prise de position dans le champ politique. Partout, des initiatives de terrain émergent. L’intérêt de notre démarche professionnelle est d’inscrire notre pratique dans un débat sur les enjeux de pratiques sociales fondées sur la citoyenneté active de toute la population. Nous croyons à la restauration de la citoyenneté comme réponse à l’exclusion, non pas pour “rendre les gens utiles” malgré eux, mais pour favoriser la mise en pratique de la citoyenneté et poser les bases d’une réelle prise de pouvoir des populations sur elles mêmes.

Notes
115.

“Le savoir, clé du pouvoir ?” Extrait du journal “Le Monde Diplomatique” - 3 janvier 1994.

116.

M. Authier, P. Lévy, Les arbres de connaissances, Paris, la Découverte, Coll.Essais, p 173, 1993.