3 ème paradoxe : ou le projet éducatif et social devient un “ non projet “ mais un programme

Force nous est de constater une certaine contradiction dans le “ travail social “ : alors que les adolescents et les jeunes adultes avec qui nous sommes en contact ont besoin d’un certain “rapport humain” pour trouver leur identité et, par là même, pour se construire, l’action sociale leur propose des structures, des organisations raisonnées en terme de “programme éducatif et social“ ou “dispositifs“, en réponse à leurs problèmes. Elle semble leur dire : “dites moi quel est votre problème, je vais vous expliquer ce qu’il faut faire“. Il nous semble que, pour éviter de sombrer dans les deux premiers paradoxes, le travailleur social devrait pouvoir admettre son impuissance à trouver des solutions toutes faites et, au contraire, reconnaître sa capacité à intervenir dans un rôle permanent de médiation sans renoncer à tout savoir pour être de quelque utilité. S’il est vrai que les solutions s’organisent à partir des personnes en difficulté elles-mêmes, qu’est ce qui empêche le travailleur social ou l’acteur social de se situer comme “conscientiseur” ? Exposer le point de vue de la société et le mettre en relation avec le point de vue des personnes en difficulté débouche sur un conflit d’où naîtront des réponses compatibles avec ces divers points de vue. Cesser d’agir pour permettre la négociation devrait être la loi du travailleur social.

Cependant, tout cela est bien insécurisant, car il faut admettre l’inutilité d’un certain type de travail social, tel que nous le voyons souvent. Ce qui est appelé projet est en fait un programme, bien souvent le fruit de l’unique élaboration du travail social et, dans un même temps, une justification assurant une légitimité au travailleur social et à son institution. Ce faisant, il nie deux acteurs : la population elle-même et la société. Mieux, il gomme ces opposés pour proposer un terrain neutre : la prise en charge. Le travailleur social prend même certaines fois, pour faire fonctionner des dispositifs, des allures de démarcheur venant proposer un produit et courant derrière le client. Le client étant roi, parait-il, il ne faut donc pas s’étonner ni s’inquiéter des réactions de la clientèle.

De ce fait, on pourrait dire qu’ainsi le travail social aggrave les antinomies, dans la mesure où il ne les pose pas en tant que telles. Il dérégularise la situation au lieu de la réguler, parce qu’il laisse de côté ce point de conflit entre le politique et le social.

On peut imaginer qu’une partie des problèmes concernant l’inadaptation sociale est amplifiée par les conséquences des choix politiques (même s’ils ne sont pas toujours le fait de la volonté consciente des politiques, ils s’aggravent ou diminuent suivant les diverses politiques suivies). On essayait jusqu’ici de tenir les exclus en dehors de ce champ en créant un univers clos, fait de morale et de bonne conscience : le domaine des “exclus“ ( 120 ) qui est précisément celui de ceux qui n’ont aucune place, ceux qui sont tenus à distance, en dehors de tout espace de conflit.

La décentralisation aurait pu apporter une modification tout à fait fondamentale, grâce à l’introduction locale du politique dans ce domaine : elle aurait pu être une chance, si l’on avait su faire jouer les conflits ; le politique a cru avoir trouvé le remède au “malaise dans la civilisation” dont parle Freud. Il a donc interrogé le social au point de le déstabiliser, de le rompre. Le politique a sacrifié les questions de l’efficacité des dispositifs, en faisant pression sur les acteurs du social sous couvert de maintien de la paix sociale. Le social doit être conscient des différents paradoxes dont il peut se rendre complice, pour mettre fin à la collusion au politique, dont il doit assumer une partie de la responsabilité par carence de conceptualisation et de communication de son action. Cependant, il est à noter que cette difficulté de communication tient de façon importante à la nature même du travail social qui, du fait qu’il s’inscrit dans une dynamique de relations humaines, le rend difficilement réductible à un certain rationalisme. “On peut rendre compte de l’action du travail social à travers des méthodologies qui restitueront la part de l’échafaudage technique. Mais ce qui s’est joué, ce qui s’est produit, les transformations des situations, des personnes, des institutions, échappera toujours pour l’essentiel à ce type d’énoncé.” ( 121 ) Si le politique peut entendre cela, il pourra alors, également être interrogé sur sa politique sociale et ses motivations.

Notes
120.

"Les exclus" R. LENOIR, Le Seuil 1974.

121.

Michel AUTES, Les paradoxes du travail social, 313 p, Dunod, Paris, 1999.