Le Retour du Vagabond

A partir de 1975, on ne parle plus de fuite des capitaux, mais bien de leur exportation. La sphère productive industrielle se réduit considérablement et inexorablement (au profit des services, en partie). Ce qui a pour conséquence directe une diminution massive du travail non qualifié. Ce passage à la société post-industrielle semble annoncer la fin des manoeuvres et des ouvriers. Dans le même temps, le chômage devient permanent, endémique, et le statut salarial se précarise. Tout ce qui s’était construit autour de lui vole en éclats, ou disparaît petit à petit. D’autre part, ce qui distinguait les adolescents des adultes au cours des Trente glorieuses, c’était que les premiers étaient socialement en vacances, et non pas les seconds. Cependant, avec le chômage, qui s’est aggravé durant ces vingt cinq dernières années, de plus en plus d’adultes se sont également retrouvés en “vacances” tant sur le plan professionnel et culturel qu’affectif, avec l’augmentation du nombre de divorces et plus généralement, sur le plan de l’identité personnelle. Ainsi, le nombre d’individus d’âges différents en “vacances” s’est accru.

La lutte des classes est remplacée par la lutte des places, qui se conjugue avec une lutte des générations, tant les jeunes (16/30 ans) sont touchés par le chômage et la précarisation des emplois (intérims, stages...). Ils rentrent dans le travail précaire, quand ils y rentrent, ce qui génère une impossibilité à imaginer l’avenir (No Future). Ils sont dramatiquement touchés par la paupérisation, maux et mots qui semblent ressurgir du passé.

L’adolescence est donc devenue une période incertaine, qui commence de plus en plus jeune, tant les enfants doivent être autonomes car les deux parents doivent travailler pour se terminer relativement tard, tant il est de plus en plus dur d’être autonome financièrement. La majorité a 18 ans semble bien dérisoire, voire comique, et, plus tristement, être une injonction paradoxale ou un défi impossible : “sois majeur et responsable dans ton évolution mais, les moyens, tu les auras plus tard”. Etre jeune renvoie donc plus a un statut social qu’à un âge, car ce concept d’adolescence n’a pas toujours existé. Personne ne se souciait autrefois du dérangement occasionné par les jeunes qui travaillaient dans les mines et qui partageaient avec les adultes le triste privilège de mourir de la silicose.

L’effritement de la société salariale se conjugue avec un appauvrissement de l’idée d’Etat-Nation et de ce que certains nomment l’Etat-Providence. Ainsi, nous voyons le retour des surnuméraires, ces nouveaux vagabonds, que le marché du travail de la société post-industrielle ne peut absorber. La question sociale peut alors s’envisager à partir du schéma ci-dessous, que propose Robert Castel .

‘“ Le noyau de la question sociale aujourd’hui, les risques de fracture qui nous menacent , c’est ce que j’appelle l’effritement de la société salariale “ ( 122 )’

Les bouleversements que nous vivons actuellement, et auxquels nous sommes confrontés dans nos pratiques professionnelles, sont analysés, nous le voyons, par certains sociologues contemporains comme une crise sociale plus profonde. Ces approches complètent notre analyse de terrain. Serge Paugam parle de “figures nouvelles” de la pauvreté :

‘“Elles sont liées à plusieurs évolutions structurelles qui se sont produites simultanément. La première est la dégradation du marché de l’emploi et la montée du chômage de longue durée qui frappe, à la fois, les jeunes sans expérience et les travailleurs plus âgés. La deuxième est l’affaiblissement des liens sociaux qui prend deux formes : l’instabilité du lien familial qui engendre des situations d’isolement et de vulnérabilité ; le déclin relatif des solidarités de classe qui donnaient aux catégories populaires le sentiment d’appartenir à un groupe uni par le même destin et les mêmes revendications.” ( 123 ) ’

A.Touraine met en évidence, dans son analyse, l’apparition de minorités culturelles fortement représentées dans la société française : évolution face à laquelle la question de l’intégration se pose plus en termes “d’homogénéisation” de la population que par rapport à notre capacité à adapter nos institutions à une société devenue plurielle. ( 124 ) La crise économique est présentée comme la cause de tous les maux. Elle permet d’occulter notre incapacité à repérer les vraies transformations sociales, dans une société où le plein emploi n’est plus la condition suffisante pour garantir le bien-être de chacun.

‘“Ceux qui analysent la situation actuelle en termes de crise et de gestion de la crise poussent au plus loin la destruction de tout principe central de la vie sociale.” ( 125 )’

Les rapports sociaux se sont donc complexifiés. Le processus de “désaffiliation” évoqué par Robert Castel est à la fois individuel et collectif. Il intervient également dans le rapport au travail, conduisant ainsi les individus à “l’inexistence sociale”. Ce processus contribue à “désorganiser” la société. Le malaise dépasse largement celui des “quartiers fragilisés”. Pierre Bourdieu envisage un passage de la grande misère de “condition” à une petite misère de “position” ( 126 ). Il parle de ceux qui, au-delà de la grande misère (SDF), qui retient l’indignation morale, occupent une position défavorisée au sein de la société favorisée. Il estime nécessaire de prendre en compte cette réalité de misère de position (où la notion de place semble encore se poser) si l’on veut comprendre la souffrance et la violence sociale. Il y aurait une sorte de loi sociale de l’entretien de la violence. Ceux qui souffrent au quotidien dans leur famille, dans leurs études, dans leur métier (ne parle-t-on pas de plus en plus de harcèlement moral dans le cadre professionnel ?). Il évoque également le chômage, les difficultés de cohabitation entre les différentes communautés culturelles en présence, la fracture des rapports sociaux, la démarche d’urbanisme qui produit de l’exclusion, ... Il cite également tous ceux qui ont pour mission de gérer sur le terrain les effets de cette souffrance sociale et qui sont eux-mêmes mis en position de souffrance, comme les travailleurs sociaux, les enseignants, les magistrats et policiers, qui sont souvent dans l’impuissance, la non reconnaissance, sans avoir les moyens et les pratiques de faire face à ces situations.

Comment l’Action Sociale envisage-t-elle de remédier à cette situation ? Bien souvent, c’est en fonction de constats où la parole des individus n’est nullement prise en compte, si ce n’est à partir de chiffres sur les problèmes rencontrés. Ainsi, nous voyons fleurir des études à base de données statistiques concernant le RMI, les chômeurs, les réductions d’emplois et les fermetures de sites, avec réduction des emplois, de données démographiques sur le vieillissement, la pénurie d’équipements, selon que l’on se trouve en zone urbaine ou rurale, du nombre de jeunes en échec scolaire ou délinquants ainsi que celui en augmentation des familles monoparentales.

Voilà une liste mortifère de handicaps avec sa cohorte de plaintes et de pleureuses comme il y en avait sur le bord du Nil, à qui les familles riches louaient leurs services pour accompagner le convoi funéraire en ritualisant le deuil. Tous ces constats sont autant d’indicateurs qui révèlent une véritable souffrance sociale, voire l’expression d’une pathologie sociale animée d’une pulsion de mort.

Notes
122.

Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, in fractures du lien social, p 11

123.

Serge Paugam - La société française et ses pauvres - p. 51

124.

Intervention d’A.Touraine - Journées d’études de l’Association Française de Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence : “Avoir 20 ans en 2001” - mai 1994 - Paris

125.

A. Touraine, Le retour de l’acteur , 349 p, p 93, Paris, Edition Fayard, 1984.

126.

La misère du monde. Sous la direction de Pierre Bourdieu, Paris, Édition du Seuil.