3 Mise en application d’une stratégie de transformation

Avant de relater l’expérience qui illustre et explicite notre réflexion, nous voudrions dire que les travailleurs sociaux de terrain avaient, au début de celle-ci, une sentiment d’impuissance totale à trouver des solutions visant à améliorer la situation d’un quartier ciblé. Malgré le travail auprés des jeunes individus et groupes marginalisés, ils constataient une dégradation constante des rapports sociaux et tentaient en vain de pousser le rocher de Sisyphe. Devant la dégradation de cette cité de transit, le promoteur immobilier avouait également son impuissance : “nous sommes prêts à faire n’importe quoi, si quelqu’un avait une proposition”. Peut-être était-ce là la condition sine qua non pour opérer un changement de stratégie ?

L’equipe de prévention, avec quelques éducateurs motivés n’ayant rien à perdre au vu des échecs précédents, a proposé de travailler avec les adultes du quartier en faisant le pari d’une nouvelle évolution des jeunes. Un semblant d’amorce se profila sous la forme d’une question. Pour l’environnement, pour la population du quartier, tel public fait problème puisque notre présence le signifie clairement mais, pour cette population, qu’est ce qui fait problème ?

Cette question ouvre un espace vide de tout pouvoir, de toute représentation, de toute présence ; c’est un espace vide à occuper. C’est à partir de cet aveu d’impuissance des travailleurs sociaux, des bailleurs et de l’engagement pris par ces derniers, d’écouter et de les suivre dans la construction de réponses, que les habitants ont dévoilé leur potentiel de possibilités de prise en charge des problèmes du quartier.

Une sorte de déplacement s’est opéré ; les habitants ont pris une place de partenaires, acteurs/auteurs des changements à envisager et sont devenus force de proposition. Voici rapidement le schéma qui s’est mis en place. Une sorte de mini-comité de pilotage a vu le jour au sein duquel il a été décidé de poser à tous les adultes, sans exclusive, la question suivante : “ Et pour vous, qu’est-ce-qui fait problème dans le quartier ? “

Comme les habitants étaient isolés, repliés dans leur appartement, il a été pris rendez-vous avec chacun d’entre eux, avec l’engagement de réunir toutes les informations recueillies et de les leur restituer au cours de différentes réunions de quartier. Les habitants se sont rassemblés autour des problèmes d’habitat et de la scolarité de leurs enfants, (ce qui est plus rassembleur et valorisant que la délinquance). Une négociation fut mise en place autour des problèmes d’habitat et ils ont réussi la réhabilitation de leurs immeubles. En ce qui concerne la scolarité de leurs enfants, une négociation a eu lieu avec l’école primaire et le collège, afin qu’ils aient la possibilité de s’inscrire en langue Arabe à partir de la quatrième au même titre que l’Anglais ou l’Espagnol. Les adultes se sont organisés, ne laissant plus la rue aux jeunes. Ils l’occupent, parlent, échangent. En créant des réseaux, en se dotant de moyens de traitement de l’information, en élaborant un savoir-faire pour trouver des réponses aux problèmes, les habitants ont acquis une véritable puissance sociale.

Que sont devenus alors “les problèmes de délinquants” ? Sans triomphalisme car tout est fragile, il a été constaté que les jeunes s’organisaient également de plus en plus, qu’ils respectaient leurs pères ainsi que les habitants. Le nombre de jeunes bacheliers augmentait et le nombre d’incarcérations diminuait. Les assistantes sociales ont noté qu’il y avait une baisse sensible des problèmes d’impayés.

Seule ombre au tableau, mais celle-ci est également une illustration de ce que nous avons développé tout au long de ce travail, l’équipe de prévention spécialisée a essuyé l’hostilité de l’agent de développement social local et du responsable du Conseil Communal de Prévention de la Délinquance nouvellement en poste. Ces derniers, affirmaient que la Prévention Spécialisée s’éloigner de sa mission, son rôle étant de résoudre les problèmes de délinquance. On peut raisonnablement se demander : “qui doit le faire quand personne ne le fait ?” Ces deux chantres de la politique de la ville ne bénéficiaient, sans nul doute, que d’une relative connaissance des missions de la Prévention Spécialisée. D’autre part, ils n’ont, semble-t-il, pas pris la mesure de la dégradation du quartier, du temps qu’il fallait pour arriver à ce type de résultat. Enfin, il ne serait pas déraisonnable d’envisager qu’il y ait dans ce type de positionnement un problème de légitimité, de place et de reconnaissance. Notre connaissance de la nature humaine et de sa faiblesse ne nous permet pas de leur en tenir grief. Cependant, de telles attitudes sont de nature à invalider tout type de travail social qui tend à rendre l’autonomie et la dignité aux habitants.

C’est donc à la suite de ce constat d’impuissance des travailleurs sociaux que les habitants ont pu réinvestir dans la puissance sociale et éducative. Il est à noter que ce ne sont pas des objectifs que nous pouvons atteindre immédiatement. L’urgence n’a pas sa place dans cette dynamique, malgré les découragements, il faut beaucoup de temps, de patience et de confiance. Ces résultats sont le fruit d’une reconnaissance et d’une revalorisation des potentiels structurants d’un milieu, repérant ses intérêts et les négociant lui-même avec les partenaires habilités.