CONCLUSION

A l’occasion de ce changement de millénaire, il nous est paru pertinent de nous interroger sur le rôle de la Prévention Spécialisée dans la transmission du savoir, sur le sens de l’Action Sociale, ainsi que sur la compatibilité entre commande sociale, politique et action sociale. Ce travail de thèse souhaitait en être une illustration.

Tant que l’objectif du travail social était le traitement de la marginalité, du handicap par rapport au travail ou de la résistance à ses rigueurs, le rôle du travailleur social paraissait simple : rapprocher les marginaux ou handicapés sociaux du monde du travail, en adaptant les règles de celui-ci à leurs handicaps, en circonvenant leurs réticences, discriminer parmi les motifs qui retenaient les marginaux en deçà de l’ordre du travail, et de l’ordre de la société, ceux qui paraissaient légitimes de ceux qui ne l’étaient pas. Avec la crise, cette posture professionnelle s’est trouvée mise en cause par une marginalisation plus massive. L’accompagnement social charitable et tutélaire laisserait la place, actuellement, à un mandat social de production de la société, à travers une action qui consisterait à faire tenir ensemble les fragments épars du tissu social, à le “rapiécer” avec les ressources des dispositifs proposés d’en haut, la force du verbe et l’astuce de micro-initiatives. Au lieu d’une intégration, c’est à une “désintégration” que l’on assiste, à l’apparition d’un vide social, d’une perte de perception des règles communes dans une société qui ne donne plus de repéres. Maintenir un fil avec la société, si fragile soit-il, justifie alors tous les efforts de l’action sociale.

‘“ Il s’agit pour eux (les travailleurs sociaux) de contenir le désespoir individuel, au risque d’être accusés de ne faire que prévenir les désordres sociaux. Ils n’ont plus tant affaire à des invalides qu’il faudrait valider, à des anormaux qu’il faudrait rendre normaux, qu’à des valides invalidés par la conjoncture économique, le marché de l’emploi, à des normaux inutiles pour les entreprises, pour le groupe social. “ ( 133 )’

L’insertion est ainsi apparue, puis s’est imposée, comme un leit-motiv de l’Action Sociale, une injonction à insérer l’individu dans les dispositif existants, jusqu’au plus extrêmes voies de garage (stages-parkings, entreprises d’insertions, chantiers-écoles, RMI sans insertion, etc...).

‘“ Qu’est-ce qu’un inséré permanent ? Dans quel no man’s land flotte-t-il, ballotté qu’il est entre intégration et néant ? “ ( 134 ) ’

Avec la tendance qui affecte tout le travail social, l’enjeu ne serait plus d’exercer une pression sur l’individu, de façon à lui faire accepter des normes collectives. Il devient l’inverse, c’est-à-dire l’art d’opérer un travail sur le collectif, de manière à faire émerger une prise en compte de l’individu par l’insertion.

‘“ Le nouveau concept repose sur l’idée qu’il faut, autant que les biens économiques, produire la société, parce que la production économique ne suffit plus à structurer la société, à en solidariser les membres, à porter, par les conflits qui les traversent, la question et les moyens de la distribution des richesses. Il faut produire la société. Mais cela ne se fait plus en réduisant les résistances individuelles, pour faire entrer ses membres dans un schéma conduisant de l’intégration à la protection grâce à l’acceptation des normes industrielles de production. A présent, il faut produire la société en prenant acte de la dislocation de ce schéma, de la perte de crédibilité de cette règle du jeu. Il faut produire la société pour elle-même, comme un bien propre, comme un besoin objectif, parce que la perte des repères sociaux, des règles communes de respect et de reconnaissance mutuelle ajoute, aux dégâts que produit la carence en emploi disponible, la défaillance de l’intégration par la production. Il faut alors la produire non plus en soumettant les individus, mais en les sollicitant, en mobilisant leurs affects, leurs aspirations, leurs désirs, en misant sur eux, en leur demandant de faire exister la société par leur désir, de prouver leur utilité lorsque celle-ci ne va plus de soi, et qu’on ne sait plus quelle forme lui donner. “ ( 135 ) ’

Mais produire la société, produire du lien social, cela peut entériner un renoncement à poser la question de la justice sociale, au profit de la seule pacification des populations exclues. Alors, pris entre l’injonction d’intégrer à tout prix, et les nouvelles “obligations de résultat”, comme proposés dans le programme Trace, nous reste-il quelque place pour agir au nom d’une quelconque transmission de savoir, de travail sur l’autonomie et de la citoyenneté des sujets ?

Sommes-nous condamnés à abandonner, de plus en plus, cet idéal social et éducatif qui nous fonde et qui “s’estompe alors devant la production de règles communes d’un vivre ensemble minimal, où la justice, la police et l’école rejoignent le métier de base du travail social au lieu de s’en distinguer“ ? ( 136 )

L’Action Sociale est largement affectée par une crise du sens, qui remet en question sa signification philosophique et éthique et le modèle culturel unitaire qui devait cimenter le travail social. Cette perte du sens conduit celui-ci à abandonner sa dimension d’utopie progressiste, pour répondre aux logiques de l’urgence. Pourtant, à abandonner l’idéal éducatif, que nous reste-t-il ? La gestion de stocks résiduels de populations reléguées, assignées à une non-résidence sociale, l’optimisation des dispositifs d’aide et d’assistance, des simulations d’insertion et d’intégration...., bref, l’imposition d’un modèle économique de gestion du travail social. Produire la société, c’est bien, pour nous, redonner place au sujet, au citoyen, à ses désirs, à ses aspirations. A trop se diluer dans des politiques sociales, politiques de la ville.“ ils - les travailleur sociaux- renoncent à leurs idéaux d’architectes de l’humain, qui fondent le sens de leur intervention : comment vivre ensemble bien que séparés, différents...Ils désertent le politique et se perdent professionnellement dans la politique.

Le “qui paie décide” ne doit pas inféoder les pratiques d’action sociale aux attentes des politiques, et la dérive clientéliste qui inexorablement en découle “. ( 137 )

Alors, sans rejeter toute politique globale et volontariste, nous revendiquons le souci d’avoir à l’esprit cet idéal éducatif qui nous anime, cette utopie (souvenons-nous de Théodore Monot qui pensait que l’utopie était ce qui n’était pas encore arrivé !...) qui consiste à croire en la possibilité d’une libération des sujets de leur assujettissement et de leurs assignations ; en contrant la fatalité des destins individuels, comme celle des destins collectifs ; enfin en objectant, avec Robert Castel, que “ les intervenants sociaux n’ont donc pas à entrer dans le jeu de vouloir éponger toute la misère du monde, pas plus qu’ils n’ont à culpabiliser de n’y point parvenir”. ( 138 )

Les évolutions possibles ne peuvent venir que de la base, c’est-à-dire des individus et des communautés elles-mêmes. Cela, à travers leur capacité à résoudre leurs difficultés, à se mobiliser collectivement autour d’intérêts communs. Ce qui nous intéresse dans le choix d’une telle démarche, c’est d’utiliser notre savoir-faire professionnel, ainsi que nos convictions pour induire une dynamique qui leur permette de reprendre du pouvoir sur les événements, pour modifier leur destin. Pour qu’une implication dans des actions collectives soit possible, il est nécessaire de travailler, dans le même temps, sur la personne pour l’aider à se structurer ou se restructurer positivement. Notre objectif est de repérer ses capacités et ses manques respectifs, dans un but de construction de soi, pour qu’elle puisse se réinvestir durablement dans des projets. “ Redresser la tête pour pouvoir avancer ”. Une étape de remise en confiance est un préalable indispensable. Elle permet de potentialiser l’énergie en soi pour surmonter les obstacles, devenir ou redevenir plus combatif dans la recherche de solutions. Trouver du sens, c’est savoir pourquoi l’on doit se battre et retrouver les raisons d’agir.

Ce travail de fond visant l’autonomie des individus peut contribuer à réduire le développement des situations de “désaffiliation” dans la société moderne. Le concept d’affiliation renvoie à l’idée de relation. Il indique la nature fondamentalement sociale de l’être humain comme “être-avec-les-autres”. Dans ce sens, nous pouvons aider à se développer des réseaux de solidarité, de rencontres et de paroles possibles qui permettent ce développement personnel. Les projets mis en place ainsi que notre pratique au plus près des personnes, dans la rencontre au quotidien, confirment que c’est en travaillant à partir du positif, des capacités souvent enfouies des individus, non repérées par elles-mêmes, que l’on peut déclencher quelque chose.

Nous avons, au cours de ce travail de thèse, souhaité traiter de la Prévention Spécialisée et du rôle qu’elle pouvait avoir dans la transmission des savoirs afin de redonner de la puissance sociale aux individus. Nous formulions entre autres hypothéses qu’une action visant la puissance sociale des parents était de nature a entraîner la puissance éducative qui pour nous est la prévention la plus efficace contre l’inadaptation sociale des enfants et des jeunes. S'il fallait retenir les différentes étapes de la vérification de cette recherche, nous dirions que la première partie nous a permis une présentation de la Prévention Spécialisée en situant son champ d'action tout en faisant apparaître le notion de répétition historique et sociale tant les expériences se répétent.

La seconde fut la présentation de la partie expérimentale sur laquelle s’est appuyée en partie notre propos à la vue des résultats obtenus. Nous postulions que l’action pédagogique peut permettre à des individus, jeunes et adultes de prendre confiance en eux, d’avoir du pouvoir sur ce qu’ils font et ainsi, d’arrêter le processus d’identification négative qui conduit à l’inadaptation et à l’exclusion.

La troisième se justifiait d’une part par un questionnement de l’histoire afin de revenir sur notre conception d’une répétition historique et sociale de la diffculté d’accés au savoir des populations les plus défavorisées et d’autre part par l’étude de notre système éducatif, de ses finalités et échecs en nous interrogeant sur les déterminants exogénes et endogénes de l’échec scolaire.

Enfin, notre quatrième et dernière partie développe une réflexion sur l'Action Sociale et ses paradoxes, tout en proposant un nouveau type d’accompagnement social.

Le temps pour ce long travail de recherche fut nécessaire et celui-ci n'aurait pas le même aspect, ni la même découpe s’il n’avait commencé sur le terrain de l’expérimentation au sein d’un service de Prévention Spécialisée pour continuer aujourd’hui, alors que nous transmettons notre expérience et quelques savoirs en tant que responsable pédagogique des formations de la filiére animation de l’Institut du Travail Social de Caluire.

Ce recul a contribué à modifier, à confirmer notre analyse. Tout s'est passé un peu à notre insu en quelque sorte. Un acte de recherche est cernable par une infinité de points de vue entre la méthode analytique de faits, la méthode organisationnelle en quelque sorte et, la méthode interprétative des faits qui oblige à une interrogation de ceux-ci et évite le classement systématique des données comme vérité, mais exige de ce classement le doute, la question, pour trouver ce que la forme indique du contenu. Nous avons, pour cette recherche, cherché des faits qui donnent sens au travail et autorisent certaines interprétations et ouvertures.

Il nous faut maintenant conclure. Conclure, clore dans l'insatisfaction ; nous savons qu'il n'est pas coutume de conclure sur des insatisfaction, sur quelque chose qui nous semble inachevé, car nous avons l'impression d'avoir mis en avant beaucoup de thèmes qui, à eux seuls, mériteraient encore des approfondissements. Mais achever, n'est ce pas suspendre le temps, la vie ? La maïeutique de l'écriture a souvent un goût d'amertume, car elle est longue, fastidieuse et semble ne pouvoir s'arrêter. Nous voudrions défendre cependant ce travail en tant que point de départ et non d'arrivée, en tant que démarche, considérons que nous avons posé ici des pistes de réflexion que nous, et d’autres enrichiront avec le temps.

Notes
133.

Jacques Donzelot, Joël Roman. Les nouvelles données du social. Esprit, mars-avril 98.

134.

Robert Castel. Du travail social à la gestion du non-travail. Les nouvelles données du social. Esprit, mars avril 98.

135.

Jacques Donzelot, Joël roman. Les nouvelles données du social. Esprit mars avril 1998.

136.

Jacques Donzelot. Une fonction sociale généralisée. Esprit mars avril 1998.

137.

Jean Louis Lauqué. Esprit mars avril 98.

138.

Robert Castel. Esprit mars avril 98.