1.3.4 Modèle neurophysiologique (Jastreboff, 1990)

Le modèle neurophysiologique de Jastreboff (1990-1999) intègre les hypothèses théoriques de Hallam et al. (1984), bien qu’il insiste moins sur les mécanismes conscients impliqués dans la perception de l’acouphène. De plus, pour la première fois, il propose une vision globale des mécanismes présidant à la survenue d’un acouphène. Il a été publié initialement en 1990 (Jastreboff, 1990) et a donné lieu à plusieurs approfondissements (Jastreboff, 1996, 1999). Il décrit trois étapes dans le processus d’émergence de la sensation d’un acouphène : la génération, la détection et la perception de l’acouphène.

La première étape (génération) correspond aux nombreuses hypothèses concernant les mécanismes neurophysiologiques susceptibles de donner naissance au signal nerveux associé à l’acouphène. Une partie d’entre eux ayant été exposée précédemment, nous n’y reviendrons pas.

Après avoir été généré, le signal neuronal correspondant à l’acouphène est extrait du bruit de fond de l’activité spontanée (détection), puis traité par le système nerveux central où il fait l’objet d’une évaluation et d’une catégorisation. Comme pour tout stimulus, les traces associées au signal de l’acouphène correspondent non seulement à l’aspect physique de la perception, mais aussi aux caractéristiques contextuelles dans lesquelles il est apparu. Ainsi, la nouveauté de ce pattern d’activité spécifique, sa présence permanente, ou l’aspect alarmant de l’acouphène seraient, selon Jastreboff, à l’origine de remaniements plastiques responsables de modifications dans les mécanismes de traitement du signal auditif, comme l’augmentation de la sensibilité et donc de la probabilité de détection du pattern associé au signal de l’acouphène.

Dans son modèle neurophysiologique, Jastreboff stipule que les caractéristiques du signal initial nécessaire au déclenchement de la succession d’événements conduisant à la perception de l’acouphène ne déterminent pas l’intensité de la perception. Une fois déclenché, l’acouphène présente, nous l’avons déjà souligné, deux évolutions possibles. Dans 75 à 80 % des cas, et généralement en six à douze mois, une habituation se met en place, comme cela a déjà été développé par Hallam et al. (1984). Pour les 20 à 25 % restants, l’acouphène devient au contraire un problème crucial très handicapant dans divers aspects de la vie quotidienne du patient, entraînant une série de réponses comportementales témoignant d’un stress important. Pour expliquer la survenue ou non de l’habituation à l’acouphène,Jastreboff fait intervenir un processus de conditionnement dans lequel le signal de l’acouphène, initialement non pertinent et neutre, est conditionné avec des réactions aversives comme l’anxiété et la peur. Les deux modèles de conditionnement, classique tel qu’originellement décrit par Pavlov, et opérant, sont proposés comme étant des mécanismes influents pour expliquer la gêne engendrée par l’acouphène. Dans le conditionnement classique, un stimulus neutre peut être associé à une réaction aversive une fois qu’il a été associé à un stimulus inconditionnel, alors que dans le conditionnement opérant, un comportement est renforcé par les conséquences de ce comportement. On parle de renforcement positif si les conséquences de celui-ci conduisent l’individu à chercher à reproduire ce comportement et de renforcement négatif dans le cas contraire (l’individu cherche à l’éviter).

De plus, le modèle de Jastreboff s’appuie sur la conception que la fonction sensorielle est un réseau intégré de systèmes parallèles interconnectés à de nombreux niveaux (Goldman-Rakic, 1988). Jastreboff accorde un rôle primordial à des structures extra-auditives dans la détermination du niveau de gêne. Celle-ci dépend de l’importance des activations des systèmes limbique et autonome, elles-mêmes liées aux associations plus ou moins négatives du patient avec son acouphène ainsi qu’à la plus ou moins grande facilité à modifier les boucles de rétroaction qui entretiennent le phénomène. En effet, de nombreuses connexions existent en particulier entre le cortex préfrontal, concerné par le contrôle du comportement, et le système limbique, impliqué dans l’émotion et l’apprentissage, lui-même en relation avec le système nerveux autonome, responsable des réactions neurovégétatives. Si l’acouphène n’a pas de signification particulière pour le sujet et si, donc, la composante émotionnelle de cette perception est neutre, l’activité neuronale sous-tendant l’acouphène est cantonnée à l’intérieur des seules voies auditives comme cela est schématisé dans la Figure 7, inspirée de Jastreboff (1999). De plus, en quelques mois, les mécanismes d’habituation se réalisent pleinement conduisant à la situation idéale schématisée dans la Figure 8, dans laquelle le signal relatif à l’acouphène n’atteint plus le niveau conscient.

Selon Jastreboff (1999), l’acouphène correspondrait à un stimulus conditionnel dans un conditionnement fortuit. Si un stimulus conditionnel précède un stimulus inconditionnel un certain nombre de fois, et que ce dernier induit un comportement particulier, on dit qu’il y a un conditionnement pavlovien à partir du moment où la seule présentation du stimulus conditionnel entraîne le comportement, c’est-à-dire lorsqu’il y a association entre le stimulus conditionnel et le stimulus inconditionnel. Appliqué à l’acouphène, on peut imaginer la succession des événements suivants : l’acouphène (stimulus conditionnel) est perçu pour la première fois par le patient alors qu’il vient de perdre son emploi (stimulus inconditionnel). L’association entre le stimulus conditionnel et le stimulus inconditionnel crée le conditionnement. Ainsi, la seule présence de l’acouphène (stimulus conditionnel) provoque l’état de stress intense associé au départ à la perte de l’emploi (stimulus inconditionnel).

Dans le cas où l’acouphène est connoté négativement, la perception de l’acouphène active le système limbique et provoque des réponses accrues du SNA, le développement d’associations mentales négatives et finalement une rétroaction positive sur les voies auditives facilitant la détection du signal de l’acouphène (Jastreboff, 1996). En effet, les conditions nécessaires à l’établissement d’un réflexe conditionné seraient ici réalisées : l’acouphène correspondrait au stimulus sensoriel alors que l’activation du SNA représenterait la réaction induite – conséquence d’une association fortuite entre l’apparition de l’acouphène et un événement négatif. Tout comme le ferait un stimulus externe dans un conditionnement classique, le signal de l’acouphène déclencherait alors une réaction conditionnée consistant ici en l’activation excessive des systèmes limbique et autonome. Cette association pourrait être à l’origine du sentiment d’anxiété et d’inconfort rapportés par les acouphéniques invalidés par leur acouphène (Erlandsson & Hallberg, 2000), sans que pour autant l’acouphène en soit directement la cause. Cette théorie fournit aussi une explication à l’observation clinique fréquente de la coïncidence entre émergence de l’acouphène et « événement de vie » (Meric et al., 1998). Jastreboff mentionne également que le renforcement de l’acouphène peut être facilité par des préjugés négatifs fréquemment répandus le concernant ; or, la présence de croyances exagérément négatives et de pensées dysfonctionnelles associées à l’acouphène a déjà été rapportée chez les acouphéniques tolérant mal leur symptôme (Hazell, 1996a). Le caractère continu de la perception de l’acouphène, à l’origine de l’auto-entretien de ce renforcement, rend très difficile la dissociation entre le symptôme et les réactions négatives. Une fois l’acouphène associé à une émotion négative, sa présence, à travers l’activation des systèmes nerveux autonome et limbique, devient synonyme de danger et d’inconfort, ce qui contribue à faciliter la détection de l’acouphène, à augmenter sa perception, la sensation générale d’anxiété ainsi que les réactions comportementales qui lui sont associées. Cet ensemble de phénomènes est représenté dans la Figure 9. Un double circuit de rétroactions positives est mis en place impliquant une activation soutenue des systèmes autonome et limbique. De plus, Jastreboff émet l’hypothèse que l’activité neuronale liée à l’acouphène est aussi traitée par d’autres aires cérébrales comme celles impliquées dans les phénomènes attentionnels (Hazell & Jastreboff, 1990; Jastreboff, 1990, 1996) ou les processus de mémoire, traitements qui renforcent encore la perception du symptôme. Des rétroactions positives pourraient se manifester entre les aires corticales impliquées dans l’éveil, la verbalisation et les croyances, et les systèmes limbique et autonome, ou encore entre des centres auditifs de bas niveau et ces mêmes systèmes. Ces boucles seraient impliquées dans l’établissement des réflexes conditionnés entretenant l’intolérance à l’acouphène et participeraient aux processus d’auto-entretien, qui constituent « le cercle vicieux » de l’acouphène et empêchent l’établissement des processus d’habituation décrits plus haut (Jastreboff, 1999).

Le modèle neurophysiologique de Jastreboff a permis de développer une thérapie (Tinnitus Retraining Therapy) censée favoriser la survenue du processus normal d’habituation (Jastreboff & Hazell, 1993; Jastreboff & Jastreboff, 2000). Mais, si certaines des hypothèses relatives à la génération du signal de l’acouphène ont déjà été testées à différentes reprises chez l’homme et chez l’animal dans des expérimentations dont les résultats plaident en leur faveur, celles concernant le devenir du symptôme (i.e. habituation vs. pérennisation), n’ont donné lieu qu’à de rares études. Bien qu’il n’ait pas été totalement validé, il faut noter que ce modèle neurophysiologique apporte des explications cohérentes à de nombreuses observations cliniques jusqu’ici incomprises. Ce fait plaide très largement en sa faveur et a contribué à le légitimer aux yeux des chercheurs et des thérapeutes confrontés au problème de l’acouphène.