1.3.5 Modèle cognitivo-affectif (Andersson, 2002)

Un modèle très récent a été développé par Andersson (2002b), s’appuyant sur les premiers arguments expérimentaux en faveur d’une implication des fonctions cognitives dans la perception de l’acouphène. Selon Andersson, il n’est pas possible de concevoir un modèle de l’acouphène sans tenir compte des aspects cognitifs de sa perception autant que de ses aspects neurophysiologiques. Il propose donc de compléter les modèles de Hallam et al. (1984) et Jastreboff (1990) par des recherches expérimentales sur les processus cognitifs du traitement des sons ainsi que sur les liens entre émotion et cognition. Son modèle est principalement fondé sur des constatations cliniques réalisées à Uppsala (Suède) ainsi que des premières données expérimentales.

Il est bien connu que l’acouphène peut être en partie masqué par les sons de l’environnement, voire même totalement dans certaines circonstances. Cependant, le masquage est compliqué par le fait que l’acouphène ne se « comporte » pas comme un son ordinaire et qu’il peut parfois resurgir lors d’une tentative de masquage (Penner, Brauth, & Hood, 1981). Andersson (2002b) propose que le caractère « d’état changeant » (« changing-state ») du signal de l’acouphène pourrait augmenter la gêne engendrée par l’acouphène. Ceci avait déjà été suggéré dans le modèle de l’habituation proposé par Hallam et al. (1984), puis Jastreboff (1990). En résumé, la littérature expérimentale sur l’effet d’état changeant a montré que des sons de parole, mais aussi des sons purs qui variaient fréquentiellement et temporellement perturbaient les performances cognitives. Bien qu’on puisse s’habituer à des sons non pertinents, un simple petit changement a la capacité de restaurer la perturbation (Banbury & Berry, 1997). L’habituation ne peut pas se mettre en place si le son perturbant varie en complexité. Une analogie peut être envisagée avec l’acouphène. Même si l’acouphène était un signal neuronal stable (ce que les recherches en neurosciences ne montrent pas forcément), il pourrait posséder un caractère d’état changeant résultant de son masquage non prédictible par des sons environnementaux. Dans une revue récente, Banbury, Macken, Tremblay et Jones (2001) ont précisé les conditions dans lesquelles la cognition est perturbée par des sons non pertinents. Ils insistent sur le fait que les propriétés du son comme celles de la tâche cognitive sont cruciales. Il est intéressant de noter que, ni l’intensité du son perturbant (tout comme dans le cas de l’acouphène), ni son sens, ne sont importants. Cependant, si le degré de changement dans le stimulus auditif devient très important, le degré de perturbation peut aussi diminuer. La littérature sur l’imagerie cérébrale en présence d’un acouphène suggère que celui-ci est traité comme un son complexe, impliquant le cortex auditif secondaire associatif, ainsi que des aires impliquées dans les processus de l’attention (Andersson, 2000; Salvi, Lockwood, & Burkard, 2000). De plus, il semble que le système émotionnel soit aussi impliqué, même si les arguments expérimentaux sont moins nets (Giraud et al., 1999; Mirz, Gjedde, Ishizu, & Pedersen, 2000). Ceci semble en faveur de l’hypothèse selon laquelle l’acouphène pourrait entraîner un traitement cognitif singulier, et même engendrer une perturbation d’autres traitements cognitifs.

D’après Andersson, la perturbation cognitive pourrait servir de point de départ pour des réactions émotionnelles conditionnées à l’acouphène (selon les conceptions développées dans le modèle neurophysiologique de Jastreboff). L’idée est que l’acouphène possède un effet interférant sur les fonctions cognitives et que la personne qui commence à y faire attention remarque d’autant plus cet effet. La focalisation sur l’acouphène conduirait à une diminution des entrées d’autres sons conflictuels (donc potentiellement masquants) et donc à une augmentation de l’intensité de l’acouphène perçue par le patient (plus contrasté). De plus, comme dans le modèle de Jastreboff, pour Andersson, la possibilité d’un conditionnement émotionnel est omniprésente. Celui-ci pourrait intervenir à n’importe quel stade, depuis le moment d’apparition de l’acouphène jusqu’au moment où l’on observe qu’il perturbe les fonctions cognitives. Ce modèle est schématisé dans la Figure 10.

Des études préliminaires menées en Suède par le groupe de recherche d'Andersson semblent apporter quelques arguments en faveur du modèle cognitivo-affectif. Trois grandes lignes de recherche ont été dégagées en rapport avec l'acouphène, la cognition et l'attention sélective. La première a analysé les effets perturbateurs de l'acouphène et les effets des sons de l'environnement chez les patients acouphéniques (i.e. le masquage). La seconde a concerné le rôle de l'attention sélective et la troisième celui de la distraction.

L'hypothèse d'état changeant a été testée dans 3 études indépendantes (Andersson, 2002b). Dans la première, les auteurs ont comparé les performances de 20 acouphéniques et 20 contrôles dans une tâche de détection de cibles, complétée par 3 conditions auditives : silence, masquage et masquage intermittent. Les résultats ont montré des différences globales marquées entre les sujets acouphéniques et contrôles dans les 3 conditions. En effet, les acouphéniques ont présenté des scores plus faibles à ce test dans la condition de masquage intermittent que dans celle de masquage. Par contre, il n'y avait pas de différence entre la condition de silence (i.e. condition dans laquelle les patients entendent leur acouphène) et celle de masquage. Les sujets contrôles ont présenté des scores plus faibles dans la condition de masquage intermittent par rapport aux deux autres conditions (silence et masquage). Ceci suggère qu’ils sont perturbés par une situation d’état-changeant (correspondant au masquage intermittent). Dans une seconde étude, les auteurs ont testé des participants simulés-acouphéniques dans la même tâche avec les 3 conditions décrites précédemment, mais n’ont pas obtenu d'effet d'état changeant. Dans une troisième étude, ils ont utilisé une tâche cognitive différente (rappel sériel), mais toujours avec les mêmes 3 conditions que dans la première étude. Alors que les patients acouphéniques ont eu tendance à avoir des performances légèrement moins bonnes que des sujets contrôles appariés, il n'y a eu aucun effet du masquage intermittent. D'après Andersson, cette contradiction entre la première et la dernière étude peut être expliquée par le fait que la tâche de rappel sériel utilisée dans la troisième expérience paraît beaucoup plus difficile que la tâche de détection.

De plus, l’équipe d’Andersson a réalisé une étude pilote sur l’attention sélective (Andersson, Khakpoor, & Lyttkens, 2002) dont la procédure expérimentale a été inspirée des travaux de Jacoby, Allan, Collins et Larwill (1988). Après avoir déterminé le seuil minimal de masquage (MML) ainsi que l'intensité de l'acouphène, les auteurs ont demandé, dans un pré-test, aux participants d'évaluer, sur une échelle en 5 points, l'intensité d'un bruit blanc présenté à trois niveaux d'intensité (10, 20 et 30 dB). Tous ces niveaux étaient en-dessous du MML. Cette procédure a été répétée (i.e. deux essais par condition) de telle façon qu'elle constitue une référence. Puis, dans une phase test, les patients ont dû évaluer simultanément l'intensité du bruit blanc et de leur acouphène, de nouveau pour chaque niveau d'intensité décrit précédemment. Cette procédure fut répétée deux fois pour chaque niveau d'intensité. Enfin, afin d'avoir une condition contrôle, les participants ont dû évaluer simultanément l'intensité du bruit blanc et d'un son pur de 1000 Hz (de nouveau répété deux fois). Ce son pur était présenté 10 dB au-dessus du bruit blanc le plus fort (i.e. approximativement à l'intensité de l'acouphène). Les résultats ont montré que les évaluations de l'intensité étaient plus importantes pendant la condition de bruit blanc que pendant celle de l'acouphène, elles-mêmes plus importantes que dans la condition incluant le son pur. Ainsi, le traitement cognitif conscient de l’acouphène (évaluation de son intensité) entraîne une perturbation dans le traitement du bruit blanc puisque celui-ci est jugé moins fort que dans la condition où le patient n’effectue pas d’évaluation de son acouphène. De manière intéressante, Andersson a pu remarquer qu'aucune différence n'avait été obtenue dans les évaluations de l'intensité de l'acouphène entre les trois niveaux d'intensité. De même, aucune différence n'a été observée dans les évaluations de l'intensité du son pur (1000 Hz) entre les trois niveaux d'intensité. Ces résultats sont en accord avec le modèle d'Andersson d’une diminution des entrées auditives engendrée par le traitement cognitif du signal de l’acouphène.

Ainsi l'hypothèse d'état changeant semble prometteuse, mais elle doit encore être testée de manière plus détaillée. Selon Andersson, il est néanmoins plausible que a) l'acouphène perturbe la concentration, b) son effet est dépendant de l'attention qui lui est allouée, et c) la distraction peut être efficace. L'hypothèse d'état changeant pourrait constituer le lien manquant permettant d’expliquer pourquoi un son sans signification (objective) comme l'acouphène est capable d'évoquer des réponses émotionnelles conditionnées si fortes. Ni la crainte d'une tumeur cérébrale, ni celle de devenir sourd, ne semblent suffisantes. Par conséquent, les perturbations cognitives engendrées par l'acouphène pourraient constituer un point de départ pour des réponses émotionnelles conditionnées. Dans les cas où l'acouphène n'attire pas l'attention, ou n'affecte pas les processus cognitifs, l'habituation pourrait se mettre en place, et l'acouphène pourrait même ne plus atteindre la conscience.