2.4 Suppression de l’avantage de l’oreille droite chez des patients acouphéniques droits : réorganisation fonctionnelle ou biais attentionnel ?

2.4.1 Orientation de la recherche : Expérience 4

La tâche d’écoute dichotique de mots a été très largement utilisée pour rendre compte de la latéralité des processus de traitement des stimuli du langage. Les résultats obtenus dans l’Expérience 1 suggèrent que, contrairement aux personnes porteuses d’un acouphène gauche ou bilatéral, celles qui portent un acouphène droit ne montrent pas de meilleures performances de rappel des mots présentés à l’oreille droite. Ces résultats peuvent s’interpréter comme reflétant une modification de l’asymétrie hémisphérique fonctionnelle chez ces patients. En effet, depuis le modèle structural de Kimura (1967), l’avantage de l’oreille droite par rapport à l’oreille gauche en situation d’écoute dichotique de mots est considéré comme le reflet de la spécialisation hémisphérique fonctionnelle. Selon ce modèle, cette latéralité existe parce qu’un hémisphère est plus efficace que l’autre pour traiter un certain type de matériel, comme l’hémisphère gauche pour le langage. De plus, l’organisation physiologique des voies auditives est telle que 1) les voies auditives ascendantes controlatérales sont plus fortes, plus nombreuses et plus rapides que les voies ipsilatérales, et 2) en situation d’écoute dichotique, Kimura propose que les voies ipsilatérales sont inhibées. Ainsi, un avantage de l’oreille droite existe pour le matériel verbal parce que l’information de l’oreille droite est mieux représentée au niveau du cortex auditif gauche et, donc, qu’elle accède de manière privilégiée aux régions de l’hémisphère gauche impliquées dans le traitement du langage, par l’intermédiaire des voies controlatérales.

Cette interprétation de l’avantage de l’oreille droite sur l’oreille gauche dans le traitement des stimuli verbaux reste la plus courante. Cependant, une théorie explicative alternative a été proposée par Kinsbourne (1970) et des arguments expérimentaux en faveur de ce modèle, appelé modèle attentionnel, ont été recherchés. Selon ce modèle, le fait d’anticiper l’arrivée d’un stimulus verbal amorce ou alerte l’hémisphère gauche pour qu’il traite ce stimulus. Ainsi, dès qu’une personne est engagée dans une tâche verbale, l’hémisphère gauche est activé et le droit est inhibé. Cette activation de l’hémisphère gauche conduit à une orientation de l’attention du côté droit de l’espace et donc, dans le cas de l’écoute dichotique de mots, à un avantage de l’oreille droite sur l’oreille gauche. En conséquence, ce modèle suppose que la distribution de l’attention dans l’espace pourrait interagir avec l’asymétrie des performances de l’oreille. Voyer et Flight (2001) rapportent en effet que le même stimulus présenté en situation d’écoute dichotique peut donner lieu à un avantage de l’oreille droite quand le participant s’attend à une tâche verbale et à un avantage de l’oreille gauche quand le participant s’attend à une tâche non verbale. Selon le modèle attentionnel de Kinsbourne, ces effets d’attente sont ici dictés par les instructions données au participant, et les attentes de celui-ci concernant le type de stimulus qui lui est présenté suffisent à influencer les performances en biaisant l’attention dirigée vers l’oreille droite ou l’oreille gauche.

Dans cette perspective du modèle attentionnel, l’absence d’avantage de l’oreille droite chez les acouphéniques droits tout comme l’exacerbation de cet avantage pour les acouphéniques gauches pourraient être sous-tendus par une orientation « anormale » de l’attention vers l’une ou l’autre oreille chez ces patients. Un tel mécanisme pourrait survenir de manière automatique et inconsciente, renforçant l’effet perturbateur de l’acouphène (interférence avec les autres processus en cours) ou, au contraire, de manière volontaire et consciente, par une stratégie consciente d’évitement de l’oreille porteuse de l’acouphène. En effet, la façon dont l’attention est déployée est, au moins partiellement, sous contrôle volontaire et l’adoption de statégies particulières par certains participants peut engendrer des biais attentionnels (Mondor & Bryden, 1991). Afin de pallier ces biais attentionnels, Voyer (1998) suggère de contrôler le déploiement de l’attention des participants par l’utilisation d’un indice sonore exogène (c’est-à-dire en dehors du contrôle du participant). Il est présupposé que cette technique d’indiçage permet de capter l’attention et de l’orienter vers l’endroit souhaité, à la différence d’indices endogènes qui doivent être traités consciemment avant d’orienter l’attention (Jonides & Yantis, 1988). Il semblerait que, chez les personnes possédant une latéralité manuelle favorisant la main droite, il existe un biais d’attention auditive spatiale dirigée vers l’oreille droite, ce qui expliquerait en partie l’avantage de l’oreille droite pour les stimuli verbaux. L’indiçage auditif spatial dans le cadre d’une tâche d’écoute dichotique conduirait par conséquent à une réduction de l’avantage de l’oreille droite sur l’oreille gauche dans le cas où l’indice sonore apparaît du côté gauche (Voyer & Flight, 2001).

Cette thèse n’essaiera pas de déterminer la meilleure théorie explicative de l’avantage classique de l’oreille droite sur l’oreille gauche en situation d’écoute dichotique, mais elle vise à préciser si la présence permanente d’un acouphène peut modifier l’organisation des fonctions cérébrales. Par conséquent, afin de pallier l’influence d’un biais attentionnel favorisant l’une ou l’autre oreille chez les participants acouphéniques, nous avons entrepris de modifier la tâche d’écoute dichotique utilisée dans l’Expérience 1 en la complétant par un indiçage spatial sonore ainsi que l’ont suggéré Voyer & Flight (2001).

L’objectif principal de cette étude reste le même que précédemment : comprendre l’incidence de l’acouphène ou d’une simulation d’acouphène sur l’asymétrie hémisphérique fonctionnelle auditive, en situation d’attention dirigée.