2.5 Synthèse et conclusions

L’ensemble des Expériences 1 à 4 avait pour objectif de déterminer si la présence d’une perception auditive fantôme pouvait ou non entraîner des modifications de l’organisation de fonctions cérébrales telle que celles du langage. Nous nous étions fondée sur des études montrant que 1) des modifications de l’organisation cérébrale pouvaient être sous-tendues par des désafférentations sensorielles ou des apprentissages, et 2) la présence de perceptions fantômes pouvait entraîner des réorganisations corticales. Nous avons donc cherché à préciser si, en présence de la perception auditive fantôme qu’est l’acouphène, de telles modifications pouvaient se manifester sur des fonctions cognitives de haut niveau, comme celle du langage.

L’idée était que, chez les acouphéniques, un signal d’acouphène dans l’oreille droite serait traité de manière prédominante par l’hémisphère gauche, tandis qu’un acouphène dans l’oreille gauche serait traité de manière prédominante par l’hémisphère droit. Ainsi, dans le cas d’une présentation dichotique de stimuli verbaux, les traitements de l’hémisphère gauche pourraient être perturbés par l’acouphène droit, conduisant à une réduction de l’avantage de l’OD/HG. Au contraire, les patients acouphéniques gauches montreraient une exacerbation de cet avantage de l’OD/HG. Dans le cas d’acouphènes bilatéraux, l’avantage de l’OD/HG serait préservé et conforme à celui d’individus sans acouphène, les patients présentant une diminution globale des performances des deux oreilles.

Les résultats obtenus suggèrent que l’acouphène serait effectivement susceptible de modifier l’organisation des fonctions du langage : ils ont, en effet, montré une absence d’avantage de l’OD/HG pour le traitement des mots chez les acouphéniques droits, une exacerbation de cet avantage chez les acouphéniques gauches et un pattern normal chez les acouphéniques bilatéraux. Ce dernier résultat suggère que les effets rapportés ne sont pas la conséquence d'un simple phénomène d'interférence perceptive entre signal de parole et acouphène. Toutefois, il reste envisageable qu'un éventuel effet d'interférence serait moins important lorsque l'acouphène est bilatéral que lorsqu'il est unilatéral, de la même manière que le détection d'un son est facilitée dans une condition de masquage binaural par rapport à une condition de masquage ipsilatéral (le bruit masquant étant le même dans les deux cas). Ce phénomène de type BLMD (Binaural Masking Level Difference) est cependant peu probable compte tenu de l'égalisation en intelligibilité des signaux de parole entre oreilles chez chaque participant. Une interprétation en termes de modification de l’organisation des fonctions cérébrales semble donc plausible, même si l’implication d’autres facteurs reste envisageable dans les effets de latéralité mesurés dans nos expériences, et en particulier des facteurs attentionnels. La tâche d’écoute dichotique fait partie des plus utilisées pour évaluer la spécialisation hémisphérique fonctionnelle associée à des stimuli auditifs ; cependant, il faut rester prudent dans l’interprétation de l’avantage de l’oreille droite dans une tâche d’écoute dichotique verbale : elle ne reflète peut-être pas un simple avantage de traitement de l’hémisphère gauche. Des études électrophysiologiques (Davidson & Hugdahl, 1996; Deouell, Bentin, & Giard, 1998; Shtyrov et al., 2000) ont effectivement montré que les mécanismes neuronaux impliqués dans les performances dichotiques étaient complexes et incluaient des composantes d’activation variées. La tâche d’écoute dichotique n’est qu’une mesure indirecte de la spécialisation hémisphérique fonctionnelle. Par conséquent, une interprétation précise de nos résultats requerrait, non seulement l’utilisation d’autres tests de latéralité, mais aussi d’autres mesures plus directes des fonctions cérébrales.

Finalement, le fait que l’acouphène puisse entraîner des modifications de l’organisation des fonctions cérébrales n’exclut pas l’implication de perturbations des mécanismes attentionnels dans les effets de latéralité mesurés dans les Expériences 1 et 4. En particulier, les patients pourraient mettre en place des stratégies, conscientes ou non, d’évitement de l’acouphène ou, au contraire, de focalisation sur l’oreille acouphénique. Il nous a donc paru important d’essayer de répondre à ces questions en cherchant à préciser le rôle des mécanismes attentionnels dans la pérennisation de l’acouphène.