3.2 Arguments en faveur d’une perturbation des processus attentionnels due à la présence de l’acouphène

Plusieurs auteurs ont proposé que des facteurs attentionnels puissent jouer un rôle crucial dans la modulation des effets négatifs de l’acouphène. L’idée générale est que les mécanismes attentionnels pourraient augmenter le caractère potentiellement dangereux de l’acouphène et par ce biais empêcher la survenue de l’habituation. Jacobson et al. (1996)ont été lespremiers à chercher des arguments expérimentaux en faveur de cette hypothèse. En électrophysiologie, l’attention sélective auditive peut être représentée par la mesure d’un potentiel évoqué endogène appelé l’onde de négativité (Nd). Il est admis que l’amplitude de cette onde représente la capacité d’un individu de porter sélectivement son attention sur un canal tout en ignorant d’autres canaux. Dans leur étude, Jacobson et al. (1996) ont montré que, chez les participants acouphéniques, l’onde Nd atteignait son amplitude maximale plus tôt que chez les participants sans acouphène. Ces résultats suggèrent que les stimuli auditifs parvenant dans le canal sur lequel l’attention se porte, sont globalement plus saillants chez les patients acouphéniques que chez les contrôles.

D’autres études utilisant la technique des potentiels évoqués auditifs (Attias, Furman, Shemesh & Bresloff, 1996; Attias, Urbach, Gold, & Shemesh, 1993) ont été réalisées chez des participants acouphéniques. Elles ont concerné les potentiels évoqués auditifs tardifs. On admet (Giard, 1998)que les composantes précoces (ondes N1 et P2) reflètent une étape précoce et modalité-spécifique des processus de l’attention sélective (processus de bas niveau), alors que les composantes tardives (ondes N2 et P3) sont moins modalité-spécifiques et dépendent essentiellement de l’évaluation cognitive des stimuli (processus de haut niveau). De plus, tout comme l’onde Nd, ces composantes diffèrent significativement en fonction de l’attention portée au stimulus présenté. Les résultats des études d’Attias et al. (1993, 1996) ont montré que la perception de l’acouphène s’accompagnait de perturbations perceptives à des étapes variées du processus d’attention sélective auditive. En effet, les participants acouphéniques présentaient à la fois des latences plus longues dans l’apparition des ondes N1, N2 et P3, mais aussi des amplitudes de l’onde P3 réduites. Une augmentation d’amplitude de l’onde N1-P2 a aussi été rapportée dans les acouphènes unilatéraux (Norena, Cransac, & Chéry-Croze, 1999).

De manière complémentaire aux études sur l’attention sélective auditive, d’autres études ont cherché à déterminer dans quelle mesure une focalisation de l’attention sur l’acouphène ou ses représentations pouvaient intervenir dans la gêne engendrée par celui-ci. Ainsi, Newman, Wharton et Jacobson (1997), partant de l’idée que le signal de l’acouphène devient invalidant parce que le patient dirige son attention sur cet acouphène, ont étudié l’attention somatique (dirigée vers les sensations corporelles) et l’attention dirigée vers soi (vers ce qu’on ressent) chez des acouphéniques unilatéraux. Leurs résultats ont montré que les acouphéniques qui avaient un fort taux d’attention dirigée vers leurs sensations internes, qu’elles soient corporelles ou émotionnelles, percevaient leur acouphène comme plus handicapant et plus gênant, et présentaient un score de dépression plus important que les acouphéniques qui ne se focalisaient pas sur leurs sensations internes. Ils suggèrent donc que des mécanismes attentionnels joueraient un rôle prépondérant dans la perception de l’acouphène et dans sa persistance en tant que handicap.

Enfin, Andersson, Eriksson, Lundh et Lyttkens (2000b) ont cherché à déterminer s’il existait une focalisation de l’attention sur les représentations associées à un acouphène, en analysant les biais de traitement des mots relatifs à l’acouphène à l’aide d’un paradigme de Stroop (voir MacLeod, 1991, pour une revue). Les participants acouphéniques devaient nommer la couleur de mots qui pouvaient soit être des mots de couleur (tâche classique de Stroop), soit des mots représentant une menace physique (tâche de Stroop émotionnel), soit des mots décrivant la perception d’un acouphène. D’après cette étude, les patients acouphéniques mettent plus de temps que les contrôles pour nommer la couleur des mots, quelle que soit la catégorie de ce mot. Mais les mots spécifiquement relatifs à l’acouphène n’ont pas produit d’interférence plus grande chez les patients acouphéniques que les mots des deux autres catégories. Cette recherche révèle donc une difficulté globale à ignorer une information interférente, sans biais spécifique de traitement des mots relatifs à la description d’un acouphène.

D’une manière synthétique, il reste impossible de conclure à l’existence d’une perturbation systématique des mécanismes attentionnels chez les acouphéniques, comme de préciser à quel niveau de ces mécanismes l’acouphène interviendrait ou de décrire comment la perception de ce dernier pourrait engendrer ces perturbations. En effet, les différentes études confondent bien souvent plusieurs facteurs et les groupes contrôles et acouphéniques ne sont pas toujours comparables : la présence d’une perte auditive ou de facteurs psychologiques (comme la dépression) chez les patients n’est pas toujours contrôlée. Comme nous l’avons souligné au Chapitre I, ceci résulte du fait que l’acouphène est un symptôme, souvent associé à d’autres problèmes, et qu’il est vraisemblablement impossible de totalement séparer les effets liés à la présence de l’acouphène de ceux dépendant d’autres facteurs.

Par ailleurs, des informations, importantes à nos yeux, manquent, dans la plupart des études, concernant le type d’acouphène (sévère, non sévère), son ancienneté ou encore le côté où il est perçu. Or, pour proposer un mécanisme précis par lequel un acouphène pourrait perturber des processus attentionnels et par là empêcher la survenue de l’habituation à ce signal, il nous paraît fondamental de différencier les patients sur ces critères (sévérité de l’acouphène et/ou lieu de sa perception). Pour déterminer à quel niveau l’acouphène pourrait perturber les processus de sélection attentionnelle, il nous a semblé logique de nous intéresser en premier lieu à un mécanisme attentionnel de bas niveau. Nous avons ainsi entrepris d’étudier, chez les acouphéniques, les processus automatiques d’orientation de l’attention afin de tester l’hypothèse d’une focalisation irrépressible et automatique de l’attention sur l’oreille acouphénique des patients porteurs d’un acouphène sévère, s’opposant au processus normal d’habituation.