3.4 Synthèse et conclusions

Les expériences 5 à 9 ont été menées afin d’analyser l’implication de mécanismes attentionnels dans la pérennisation de l’acouphène. De nombreuses recherches en psychologie se sont intéressées chez l’Humain aux mécanismes attentionnels et aux limites du traitement de l’information. Plusieurs auteurs (Andersson, 2002b; Jacobson et al., 1996; Jastreboff, 1990; Moller, 1999) travaillant sur l’acouphène ont proposé que des facteurs attentionnels puissent jouer un rôle crucial dans la modulation des effets négatifs de l’acouphène. Dans l’hypothèse d’une perturbation des processus attentionnels liée à la présence d’un acouphène, nous avons cherché à vérifier s’il existait une focalisation de l’attention du côté de l’oreille porteuse de l’acouphène. Cette focalisation de l’attention, en induisant un biais dans le traitement des informations auditives, pourrait constituer un des points de départ des rétroactions positives à l’origine de la pérennisation du symptôme.

Les expériences 5, 6 et 7 ont permis de tester les mécanismes d’orientation de l’attention exogène chez des patients acouphéniques et chez des participants chez lesquels on simulait un acouphène. D’après leurs résultats, les acouphéniques unilatéraux présentent de meilleures performances de catégorisation quand la tâche porte sur l’oreille acouphénique, c’est-à-dire que, dans ce cas, le stimulus déviant présenté dans l’oreille saine capture moins facilement leur attention. Cette observation n’étant pas retrouvée chez les participants simulés-acouphéniques, elle est en faveur de notre hypothèse d’une focalisation irrépressible et automatique de l’attention sur l’oreille porteuse de l’acouphène.

Les expériences 8 et 9 ont été élaborées afin de vérifier si la présence d’un acouphène, réel ou simulé, peut perturber les mécanismes plus centraux d’orientation de l’attention spatiale dans les modalités auditive et visuelle. Leurs résultats ont mis en évidence des difficultés globales chez les patients acouphéniques ; ils ont aussi suggéré un déficit dans le processus d’engagement de l’attention, mais n’ont pas confirmé les hypothèses d’une perturbation dans les mécanismes de désengagement ou de déplacement de l’attention vers l’oreille ou le champ perceptif opposés à l’oreille porteuse de l’acouphène.

D’une manière synthétique, l’ensemble des résultats semble en faveur de perturbations du système attentionnel chez les patients acouphéniques, en particulier quand l’acouphène est unilatéral. Il faut préciser que le groupe des acouphéniques bilatéraux comprend des personnes qui perçoivent effectivement bien un acouphène dans les deux oreilles, mais aussi des personnes pour lesquelles la localisation de la perception est diffuse. Le critère, pour déterminer la bilatéralité d’un acouphène est que, quand on masque cet acouphène dans une oreille, il est toujours entendu dans l’autre. Il est donc clair que ce groupe des acouphéniques bilatéraux est celui contenant la plus grande variabilité par rapport aux deux groupes des acouphéniques unilatéraux. Cependant, ce n’est pas ce groupe qui a présenté la plus grande variabilité de réponses dans les Expériences 5 à 9, ce qui est en faveur d’une certaine robustesse des résultats obtenus. Ainsi, le fait que les acouphéniques unilatéraux soient globalement plus perturbés que les acouphéniques bilatéraux dans des tâches impliquant le système attentionnel suggère que celui-ci est plus sensible à la présence d’un fort contraste entre les deux oreilles. Il est en effet possible que l’asymétrie de la perception auditive fantôme la rende plus saillante, par un mécanisme de réhaussement entre une oreille stimulée (i.e. l’oreille acouphénique) et une oreille non stimulée (i.e. oreille saine). Ceci pourrait perturber un équilibre attentionnel entre les deux oreilles, tandis que, dans le cas d’un acouphène bilatéral, cet équilibre ne serait pas perturbé, le niveau de gêne étant identique pour les deux côtés. Cependant, évalués par les patients eux-mêmes, les acouphènes unilatéraux n’apparaissent pas plus invalidants que les acouphènes bilatéraux (Geoffray & Chéry-Croze, 1999), par conséquent d’autres mécanismes que les mécanismes attentionnels décrits ici semblent jouer dans la perception du symptôme et restent à identifier.

Une deuxième conclusion peut être tirée des études sur l’attention. Les expériences fondées sur le paradigme d’indiçage de Posner mettaient en jeu des processus centraux d’orientation de l’attention. En particulier, elles faisaient intervenir non seulement une orientation de l’attention exogène, mais aussi de l’attention endogène. Cependant, les résultats obtenus dans l’Expérience 8 et dans l’Expérience 6 suggèrent que la présence d’une perception auditive fantôme perturbe plutôt les mécanismes d’orientation de l’attention exogène que ceux de l’attention endogène, c’est-à-dire ceux responsables d’une orientation automatique. En effet, comparant les résultats obtenus dans la tâche de capture de l’attention et la tâche d’indiçage spatial, il apparaît, chez les acouphéniques, une perturbation dans le processus de base de l’orientation de l’attention qu’est l’engagement de l’attention. Ceci est cohérent avec l’idée que l’acouphène pourrait attirer et focaliser l’attention, entraînant des traitements cognitifs particuliers, ce qui engendrerait un biais dans le traitement d’autres stimulations (l’acouphène jouant un rôle de distracteur) et participerait au renforcement de son traitement par le système auditif, donc à sa pérennisation.

Cependant, bien que nos données soient en faveur de l’intervention de perturbations attentionnelles dans la pérennisation de l’acouphène, il apparaît aussi que d’autres facteurs doivent être présents pour renforcer le caractère invalidant de l’acouphène. En particulier, la cause de cette focalisation attentionnelle sur l’acouphène doit être élucidée. Tous les modèles explicatifs présentés dans le Chapitre I mettent l’accent sur le rôle probable d’un haut niveau d’éveil du signal de l’acouphène dans la pérennisation de ce symptôme, niveau d’éveil lui-même sous-tendu par l’acquisition d’une signification émotionnelle. C’est pourquoi tester ces hypothèses sera l’objet du chapitre suivant.