4.4 Recherche d’un biais de négativité dans le jugement hédonique des sons de l’environnement chez des patients acouphéniques

4.4.1 Orientation de la recherche : Expérience 11

D’après le modèle neurophysiologique de Jastreboff, la perception par le patient du signal de l’acouphène en tant que stimulus négatif serait responsable d’une pérennisation du symptôme. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, cette perception négative pourrait entraîner une réaction conditionnée résultant en une activation excessive des systèmes limbique et autonome. Dans ce cas, la présence de l’acouphène générerait un sentiment d’inconfort continu, parfois source d’anxiété, qui pourrait conduire à un biais de négativité vis- à-vis des stimuli sonores, voire de tout stimulus vécu comme stressant par ces patients.

Durant cette dernière décennie, un nombre considérable de travaux s’est penché sur les biais cognitifs observés dans les désordres émotionnels, particulièrement dans l’anxiété ou la dépression. Toutes les théories explicatives de ces biais partagent un point commun : elles postulent que le statut affectif d’un individu est associé à des biais cognitifs qui favorisent le traitement de l’information congruente à cet état affectif. En particulier, le modèle à l’origine d’une telle idée, celui de Beck (1976), propose un enchaînement de mécanismes responsables de l’anxiété et de la dépression tout à fait analogues à celui développé par Jastreboff dans son modèle, pour expliquer la pérennisation de l’acouphène. En effet, Beck a émis l’idée que la vulnérabilité des individus aux désordres émotionnels, ainsi que la pérennisation de tels désordres, seraient associés à l’activation de schémas cognitifs dysfonctionnels sous-jacents. L’activation de ces schémas s’accompagnerait de changements spécifiques dans le traitement de l’information (augmentation de pensées négatives, distorsions cognitives et erreurs de pensées ou fausses croyances), et jouerait un rôle dans le développement et la pérennisation des composantes affectives, physiologiques et comportementales des désordres émotionnels. Ceci peut s’appliquer au cas de l’acouphène invalidant, en particulier dans le cadre du modèle de Jastreboff ; Hazell (1996a) a effectivement observé que la présence de croyances négatives vis-à-vis de l’acouphène pouvait constituer un facteur d’aggravation et de pérennisation de l’acouphène.

Des modèles relatifs à d’autres symptômes ou pathologies, comme l’anxiété, ont cherché à expliquer précisément par quels mécanismes les patients (anxieux notamment) pourraient développer un auto-renforcement de leur symptôme (l’anxiété) en favorisant le traitement des stimuli qui le génère (stimuli anxiogènes), voire en biaisant le traitement de stimuli a priori faiblement aversifs (Williams, Watts, MacLeod, & Mathews, 1997, cités dans Mogg & Bradley, 1998). Ces modèles ont ainsi proposé que les patients anxieux pourraient 1/ détecter plus facilement les stimuli en rapport avec leur anxiété, 2/ allouer de l’attention pour le traitement de ces stimuli et 3/ interrompre et inhiber les autres traitements en cours. Afin de vérifier cette dernière hypothèse, le paradigme de Stroop (1935) a été largement utilisé, ainsi que des protocoles modifiés de celui-ci, comme la variante émotionnelle de la tâche de Stroop. Chez les acouphéniques, une étude utilisant de tels paradigmes et se référant à ces théories des biais de traitement chez les personnes anxieuses, a été développée par l’équipe d’Andersson (Andersson et al., 2000). Nous avons déjà mentionné cette étude au Chapitre III, rappelons simplement que les résultats n’ont pas permis de conclure, chez les acouphéniques, à un biais spécifique de traitement des mots relatifs à la perception de l’acouphène. Il est probable que les mots choisis (« sons », par exemple) n’étaient pas aussi aptes à évoquer une réponse émotionnelle aversive, que le mot « cancer » peut le faire chez des personnes souffrant d’une anxiété à caractère physique. Cette étude a constitué une première dans la recherche de possibles biais de traitement induits par l’acouphène ; cependant, il nous semble qu’il aurait été préférable de débuter par des investigations plus basiques des mécanismes de détection et de jugement de stimuli émotionnels.

C’est pourquoi nous avons cherché à savoir si des patients acouphéniques invalidés par leur acouphène ne présenteraient pas un biais dans le traitement émotionnel des informations auditives. L’acouphène invalidant étant à l’origine de rétroactions positives entre un état émotionnel négatif et des réactions comportementales de stress, sa présence pourrait entraîner une détection plus rapide des stimuli aversifs, dont lui-même fait partie. Un tel biais de traitement devrait se retrouver pour des stimuli auditifs, et pourquoi pas s’étendre au traitement des stimuli négatifs de toutes les modalités perceptives.