4.4.3.d Discussion

Dans le cadre d’une évaluation des traitements émotionnels chez les patients acouphéniques, l’expérience présentée avait pour but de rechercher une influence possible du côté de l’acouphène perçu ainsi que de la sévérité de celui-ci sur les performances obtenues dans une tâche d’écoute dichotique de stimulations auditives émotionnelles.

Les résultats n’ont tout d’abord montré aucun effet de latéralité pour les performances des participants contrôles, c’est-à-dire aucun avantage de l’une ou l’autre oreille selon la valence des stimulations présentées. La tâche d’écoute dichotique utilisée ici apparaît donc incapable de mettre en évidence des différences interhémisphériques du traitement des émotions chez des sujets sans acouphène. Ce résultat n’est pas conforme à l’hypothèse d’une spécialisation hémisphérique selon la valence des stimuli. Ceci peut être expliqué par la nature sémantique du caractère émotionnel des stimulations choisies. Mais, comme nous l’avons déjà souligné pour l’Expérience 10, ce choix était motivé par la nécessité de différencier les stimuli uniquement selon leur valence (négative ou positive) et non par leurs caractéristiques acoustiques (négatives ou positives). Cependant, comme nous avions décidé de contrôler ce facteur « acoustique » en choisissant une grande variété de sons de l’environnement, il est aussi possible qu’un facteur de sonie de ces sons (intensité perçue) ait joué un rôle. En effet, il se peut que des stimulations négatives soient toujours perçues plus fortes que des stimulations positives. Cet effet pourrait expliquer pourquoi les stimuli négatifs ont globalement provoqué des réactions plus rapides que les stimuli positifs, pour l’ensemble des participants. Cependant, puisque l’oreille dans laquelle les sons étaient présentés, était contrebalancée entre les participants et qu’aucun effet de l’oreille n’est apparu, il nous semble que le facteur « valence » n’a pas été systématiquement confondu avec un facteur « sonie ».

L’absence de différences interhémisphériques peut aussi s’expliquer par le fait que l’hypothèse d’une spécialisation hémisphérique du traitement émotionnel selon la valence des stimuli n’est pas vérifiée. En effet, il existe une grande hétérogénéité des résultats expérimentaux, certains montrant un rôle prépondérant de l’hémisphère droit dans tous les aspects du traitement des émotions (Borod, Haywood, & Koff, 1997), d’autres, fondés sur des observations de patients cérébrolésés (Gainotti, 1994) suggérant une spécialisation hémisphérique selon le niveau de traitement (contrôlé vs automatique) de l’émotion. Enfin, des études d’imagerie cérébrale ont, quant à elles, révélé que le traitement de stimulations à connotation émotionnelle négative et celui des stimuli à connotation positive (Morris et al., 1996; Royet et al., 2000) impliquaient tous les deux davantage l’hémisphère gauche.

L’analyse des réponses correctes n’a pas apporté beaucoup de résultats. En effet, seuls les patients acouphéniques gauches ont présenté des index de latéralité différant selon la valence des stimuli, suggérant un avantage de l’OD/HG pour les stimulations négatives et de l’OG/HD pour les stimulations positives. De plus, des différences ont été observées entre les patients acouphéniques selon le côté de leur acouphène mais uniquement pour les stimuli positifs. En effet, nos données suggèrent, pour le traitement des stimuli positifs, un avantage de l’OG/HD chez les acouphéniques gauches et de l’OD/HG chez les acouphéniques droits. Tout se passe comme si la présence d’une perception auditive fantôme entraîne une facilitation pour le traitement des stimuli positifs, quand ils sont présentés dans l’oreille porteuse de cette perception, par rapport à la situation où il sont entendus dans l’oreille saine. Ce pattern tend à s’inverser en ce qui concerne le traitement des stimuli négatifs, mais l’échantillon de participants testé est trop petit pour faire ressortir cet effet. Il faut noter que même si le nombre de patients acouphéniques gauches est faible, leurs résultats sont apparus très stables avec une faible variabilité.

L’analyse des temps de réponse a mis en évidence un ralentissement chez les patients acouphéniques, quel que soit leur acouphène, par rapport aux participants contrôles ou simulés-acouphéniques. Ceci suggère une difficulté globale pour les patients à réaliser la tâche d’écoute dichotique de sons. De plus, tous les participants ont répondu plus rapidement quand le stimulus émotionnel présenté avait une signification négative que lorsqu’il avait une signification positive. Ainsi, la signification émotionnelle négative a été plus facile à détecter chez l’ensemble des individus, ceci pourrait révéler une adaptation du système nerveux à détecter les stimulations négatives, de façon, par exemple, à se préparer de manière rapide et efficace à une action de fuite ou de défense.

Enfin, il est apparu que les patients acouphéniques se comportaient comme les contrôles en ce qui concerne la rapidité de traitement des stimuli négatifs, quel que soit le côté de l’acouphène. Ceci tend à montrer que la présence d’une perception auditive fantôme n’a pas influencé la rapidité de détection des stimulations négatives ni la différence interhémisphérique du traitement émotionnel. Au contraire, les participants simulés-acouphéniques ont montré des différences dans le temps de réponse aux stimuli négatifs selon l’oreille dans laquelle ils étaient présentés. Ainsi, chez ces individus, le traitement des stimuli négatifs était plus lent quand ceux-ci étaient présentés dans l’oreille simulée-acouphénique que quand ils étaient présentés dans l’autre oreille. Ceci tend à montrer que la présence d’une stimulation sonore non pertinente pourrait entraîner une inhibition ou un mécanisme de défense ralentissant le traitement des stimulations négatives. Puisque ceci ne se retrouve pas chez les patients acouphéniques, contrairement à nos hypothèses, cela suggère que, chez ces derniers, le système nerveux central serait le siège d’une certaine adaptation permettant un traitement « normal » des stimulations possédant une signification négative. Concernant les stimuli auditifs positifs, tous les participants ont présenté des temps de réponse équivalents entre l’oreille droite et l’oreille gauche, sauf les patients acouphéniques gauches qui ont répondu plus rapidement quand les stimuli étaient présentés dans l’oreille gauche que quand ils étaient présentés dans l’oreille droite. Nous avons déjà signalé qu’un acouphène dans l’oreille gauche était plus souvent ressenti comme gênant qu’un acouphène dans l’oreille droite (Geoffray & Chéry-Croze, 1999). Cependant, nous nous attendions à trouver des patterns de réponse opposés selon le côté de l’acouphène. Or, il semblerait que, seuls les patients porteurs d’un acouphène à gauche, ont présenté des résultats particuliers. Ceci est très difficile à interpréter, mais, tous les participants étant droitiers, il est possible qu’un acouphène dans l’oreille gauche influe sur l’organisation des fonctions cérébrales, et donc sur les effets de latéralité dans le traitement des émotions, d’une manière différente d’un acouphène dans l’oreille droite, comme cela l’a déjà été montré précédemment pour les fonctions du langage (Expérience 1).

De plus, les acouphéniques possédant un acouphène sévère ont répondu plus lentement que les participants contrôles et simulés-acouphéniques. Cependant cet effet n’a pas varié avec d’autres facteurs, ce qui suggère que ces patients rencontrent des difficultés globales pour réaliser la tâche d’écoute dichotique émotionnelle. Ceci pourrait être expliqué soit par une surcharge attentionnelle créée par le traitement du signal de l’acouphène, soit par un mécanisme de défense empêchant le traitement des stimulations émotionnelles. Il serait particulièrement intéressant de préciser si le côté de l’acouphène ne pourrait pas moduler cet effet et, en particulier, si ce phénomène serait exacerbé chez les acouphéniques gauches, mais le faible nombre de patients recrutés dans l’étude n’a pas permis de réaliser des analyses combinant les facteurs de sévérité et de latéralité de l’acouphène.

Finalement, les résultats de cette étude ne nous ont pas permis de mettre en évidence de biais de traitement favorisant la détection des stimulations négatives ou exacerbant le caractère négatif des stimuli chez les patients acouphéniques. Au contraire, les acouphéniques ont montré un ralentissement dans le traitement des stimulations émotionnelles. En fait, des modèles de l’anxiété comme celui de Mogg et Bradley (1998) ont émis l’hypothèse que les biais de traitement pourraient se caractériser par un décours temporel particulier de l’orientation de l’attention, impliquant à la fois des mécanismes d’orientation vers les stimuli négatifs et d’inhibition des traitements qui leur sont associés. En effet, les individus anxieux orienteraient initialement leur attention vers l’information à caractère anxiogène et, par la suite, éviteraient d’élaborer le traitement d’une telle information. Ceci pourrait peut-être constituer une piste explicative des résultats observés chez nos patients acouphéniques. Il semble en fait que la présence d’un acouphène simulé entraîne davantage de perturbations des traitements émotionnels qu’un acouphène réel, comme si les patients acouphéniques, même lorsqu’ils rapportent une forte gêne, avaient bénéficié d’une certaine adaptation.