Une modification de l’organisation cérébrale fonctionnelle ?

Cette première question a donné lieu à quatre expériences (Expériences 1 à 4) complémentaires les unes des autres. Sachant que les voies de projection de l’information auditive sont majoritairement croisées, nous avions émis l’hypothèse qu’un acouphène présent dans l’oreille droite serait préférentiellement traité par l’hémisphère gauche tandis qu’un acouphène dans l’oreille gauche serait préférentiellement traité par l’hémisphère droit, un acouphène bilatéral impliquant quant à lui un traitement des deux hémisphères. Un acouphène droit pourrait ainsi perturber les processus de l’hémisphère gauche, un acouphène gauche, ceux de l’hémisphère droit et un acouphène bilatéral, ceux des deux hémisphères. Nos résultats suggèrent, même en contrôlant un éventuel biais attentionnel favorisant l’OD/HG chez les droitiers, une absence d’avantage de l’OD/HG pour le traitement auditif des mots chez les acouphéniques droits, une exacerbation de cet avantage chez les acouphéniques gauches et un pattern normal chez les acouphéniques bilatéraux. Ils sont donc en faveur de l’hypothèse d’une modification de l’organisation des fonctions du langage chez les acouphéniques. Cette réorganisation cérébrale fonctionnelle serait modalité-spécifique puisque des patterns asymétriques atypiques n’ont pas été mis en évidence dans la modalité visuelle, modalité non affectée par l’acouphène.

Si une telle modification des fonctions cérébrales est effectivement impliquée dans la perception d’un acouphène, alors on doit se demander comment elle intervient dans les processus d’habituation ou de pérennisation de l’acouphène ? On peut imaginer que la réorganisation soit une conséquence de la pérennisation d’un acouphène, de la même façon qu’elle peut être la conséquence d’une désafférentation sensorielle ou d’une exposition prolongée à des stimulations sensorielles. Mais on peut aussi émettre l’hypothèse que cette modification de l’organisation cérébrale soit à l’origine de la pérennisation du symptôme. En effet, un acouphène, toujours perçu comme invalidant par le patient dans les premiers mois (6 à 12 mois) suivant sa survenue, impliquerait des traitements particuliers, associés, par exemple, à sa nouveauté ou à son contexte d’apparition, et donc la mise en jeu de mécanismes et de fonctions spécifiques. Pantev et al. (1999) ont déjà démontré que des modifications plastiques pouvaient intervenir dans le cortex auditif à très court terme. Il est donc tout-à-fait envisageable que des modifications de l’organisation cérébrale puissent intervenir très tôt suite à la perception d’un acouphène, modifications favorisant sa détection et participant à sa pérennisation, au lieu de permettre une habituation à cette perception fantôme.

Cependant, si des réorganisations se produisent suite à la perception continue d’un acouphène, il reste à déterminer par quels mécanismes. On peut admettre que le signal d’acouphène possède certaines caractéristiques particulières (stimulus endogène, sensation subjective,…) lui conférant un statut original par rapport aux autres perceptions auditives, lesquelles proviennent de l’environnement. Ceci est suggéré dans la plupart des modèles explicatifs du devenir de l’acouphène, présentés au Chapitre I, et semble étayé par des arguments expérimentaux tels que les nôtres, puisque, en effet, nous avons observé que l’adjonction d’un bruit simulant l’acouphène dans une oreille chez des individus sains ne produit pas les mêmes effets que l’acouphène sur la latéralité des performances. De plus, des données en faveur d’un traitement auditif spécifique de l’acouphène (implication de la voie extra-lemniscale, Moller, 1999 ; activation des cortex auditifs associatifs, Giraud et al., 1999, ou des régions limbiques, Lockwood et al., 1998) existent. Les protocoles expérimentaux que nous avons utilisés ne peuvent mettre en évidence les circuits neuronaux au sein desquels une telle réorganisation due à la présence de l’acouphène prendrait place. Ils ne représentent qu’un moyen indirect pour révéler l’influence de cette perception fantôme sur l’organisation des fonctions du langage. D’autres expérimentations devront par conséquent être conduites dans le but de déterminer par quels mécanismes précis et dans quelles structures une modification des fonctions cérébrales est engendrée par la perception continue d’un acouphène.