De la simulation d’un acouphène

Pour tester la spécificité des mécanismes cognitifs impliqués dans la pérennisation de l’acouphène, nous avons entrepris de simuler sa présence chez des participants sans acouphène dans l’ensemble des expériences menées. L’objectif principal était de répondre à la question suivante : la présence d’un bruit, ressemblant à l’acouphène par ses caractéristiques perceptives et présenté dans une oreille lors des mêmes tâches que celles demandées aux participants acouphéniques, suffit-elle à provoquer les mêmes effets que ceux (éventuellement) observés chez les patients portant un véritable acouphène ? Les résultats ont clairement montré que non.

Mais qu’avons-nous simulé ? la présence d’un bruit continu dans une oreille pendant une tâche cognitive. Ce bruit a été choisi à partir des caractéristiques psychoacoustiques décrites le plus fréquemment par les patients, de façon à ressembler à un acouphène. Mais, nous l’avons souligné au Chapitre I, le signal de l’acouphène étant subjectif, évaluer de manière exacte sa fréquence et son intensité reste impossible. De plus, nous ne simulons ni la présence permanente de l’acouphène, ni certains de ses traits, comme les conditions, parfois traumatiques, dans lesquelles il est apparu. Par ailleurs, si l’hypothèse d’un traitement de l’acouphène dans des structures non spécifiquement auditives (voie extra-lemniscale, Moller, 1999) est confirmée, alors on devra trouver d’autres moyens pour engendrer une simulation d’acouphène si l’on veut étudier de manière plus précise les effets de l’adjonction d’un bruit ressemblant à un acouphène chez des individus sains. Enfin, rappelons que l’acouphène est un symptôme souvent associé à d’autres problèmes (comme la perte auditive) et que, dans ce cas, il n’est pas équivalent à la présence d’un bruit dans une oreille.

De même, le caractère endogène du signal de l’acouphène n’est pas reproduit avec notre procédé de simulation. Cet aspect endogène de l’acouphène est en revanche présent quand on simule un acouphène par un autre moyen. Celui-ci a été développé à partir des travaux de Zwicker (1964) sur une illusion auditive, désormais appelée le « Zwicker tone » (le ZT). Classiquement, le ZT est perçu après la présentation d’un bruit à échancrure – bruit blanc auquel il manque une bande de fréquences. La sensation illusoire qui en découle consiste en un son pur dont la hauteur correspond à la hauteur manquante et dont la sonie diminue graduellement en fonction du temps. Le ZT ne correspond donc à aucune stimulation sonore de l’environnement au moment où il est perçu. A ce titre, il peut être considéré comme un modèle d’acouphène chez l’humain normo-entendant. Le ZT présente l’avantage d’un contrôle précis des caractéristiques psychoacoustiques de l’illusion (elles dépendent de celles du bruit à échancrure choisi) et de l’élimination d’un facteur de perte auditive chez les individus testés (puisqu’ils sont normo-entendants), ces deux aspects étant difficiles à contrôler chez les patients acouphéniques. Norena, Micheyl et Chéry-Croze (2000) ont montré que des mécanismes de levée d’inhibition latérale étaient responsables de la perception d’un ZT suite à la présentation d’un bruit à échancrure. Ils suggèrent que ces mêmes mécanismes pourraient aussi être à l’origine de certains acouphènes, comme cela a déjà été proposé par d’autres (Gerken, 1996b; Norena et al., 1999). Cependant, ce procédé de simulation d’acouphène possède aussi des inconvénients, notamment dus au fait que le ZT est non seulement un phénomène réversible, mais aussi de courte durée (Norena et al., 2000; Pantev et al., 1999; Wiegrebe, Kössl, & Schmidt, 1996). En effet, la durée du ZT est corrélée au temps de présentation du bruit à échancrure, inducteur de l’illusion : pour une présentation de 500 ms, elle est de l’ordre de 250 ms (Zwicker, 1964) ; mais, à notre connaissance, aucune étude n’a testé l’induction d’un ZT pendant une longue durée (30 min par exemple). Ainsi, si le ZT peut constituer un bon modèle de la génération de certains acouphènes, il ne peut simuler les effets à long terme de celui-ci, donc constituer un modèle de son devenir. Comme ceci correspondait à notre principale préoccupation, nous avons donc préféré choisir un modèle plus simpliste de simulation de l’acouphène, mais qui permet de mesurer les effets de l’adjonction d’un bruit, partageant les caractéristiques psychoacoustiques d’un acouphène, sur des processus cognitifs pendant la durée nécessaire à la réalisation d’une tâche.

Etudier les effets de l’adjonction d’un bruit non pertinent, présenté durant une heure, sur les mécanismes de réorganisation plastique paraît difficile, mais tester, par la procédure que nous avons utilisée, les interférences perceptives ou attentionnelles que sa présence peut engendrer est possible. Ce procédé de simulation d’acouphène nous a permis de montrer que, premièrement, l’acouphène n’est pas l’équivalent d’une simple stimulation sonore externe, et que deuxièmement, les conséquences de la présence d’un acouphène sur les traitements cognitifs et de celle d’un bruit lui ressemblant ne sont pas semblables. En effet, les résultats de nos expériences tendent à montrer que la simulation d’acouphène produit des effets qui lui sont propres, par exemple des mécanismes de défense. Ceci est en accord avec l’hypothèse selon laquelle l’acouphène est associé à une adaptation du système nerveux central, adaptation qui nécessite sans doute un certain temps pour se mettre en place.