Implications pour un modèle de l’acouphène

Nous avons souligné que les hypothèses testées dans cette thèse se fondaient essentiellement sur les principes développés par Jastreboff dans son modèle neurophysiologique. A la lumière des résultats, il semble que nous apportons des arguments supplémentaires en faveur de celui-ci, en ce qui concerne les mécanismes sous-tendant la perception d’un acouphène. En particulier, selon lui, les cortex associatifs, le système limbique et le cortex préfrontal sont impliqués dans la perception d’un acouphène, sa catégorisation et l’acquisition d’un certain état émotionnel. Les réseaux de reconnaissance et de catégorisation des stimuli, qui, par des modifications plastiques, sont capables de favoriser la reconnaissance d’un pattern particulier d’activité neuronale, seraient impliqués dans la perception d’un acouphène. Nos données suggèrent en effet que la présence d’un acouphène pourrait modifier l’organisation cérébrale fonctionnelle, c’est-à-dire que des changements plastiques interviendraient suite à la perception d’un acouphène. Ces changements pourraient engendrer des modifications des mécanismes de traitement des stimulations auditives, reflétés par exemple par un pattern de performances anormal dans une tâche d’écoute dichotique.

De plus, selon le même modèle neurophysiologique, le dysfonctionnement de ces réseaux neuronaux inclurait des rétroactions positives importantes des sous-systèmes d’orientation de l’attention, ce qui entraînerait une détection d’une activité neuronale normalement ignorée qui correspond à l’acouphène. Les résultats de nos études des mécanismes d’orientation de l’attention chez les acouphéniques militent en effet en faveur de l’implication des processus attentionnels dans sa perception. Ils suggèrent que le signal de l’acouphène focalise en partie l’attention du patient, entraînant une difficulté à détecter les autres stimulations auditives, ainsi qu’une surcharge attentionnelle. Nos données soutiennent aussi les notions d’Andersson (2002b) complétant les conceptions du modèle neurophysiologique de l’acouphène et qui postulent que la perception auditive fantôme entraîne une diminution des autres entrées sensorielles. En effet, il est apparu que la présence d’un acouphène dans une oreille interfère avec les processus d’orientation automatique de l’attention vers un stimulus déviant présenté dans l’autre oreille, ce qui pourrait s’interpréter comme une diminution des entrées auditives de cette oreille, résultant en un moins bon fonctionnement du système de détection des déviances. Cependant, dans le cadre de l’hypothèse d’état changeant proposée par Andersson (2002b) pour expliquer les effets perturbateurs de l’acouphène sur la cognition, on peut se demander pourquoi notre simulation d’acouphène n’a pas aussi réussi à engendrer des perturbations analogues. En effet, selon cet auteur, le caractère d’état changeant associé à la perception d’un acouphène ne provient pas tant de sa variabilité intrinsèque que de celle découlant du masquage non prédictible de l’acouphène par les sons environnementaux. Cet effet devrait donc se retrouver pour toute stimulation sonore présentée en continu dans une oreille. Il semble donc que la possibilité pour l’acouphène de masquer les sons de l’environnement n’est pas équivalente à celle d’un bruit sans signification, tel que notre simulation d’acouphène. En effet, l’acouphène possédant une sonie souvent faible, un masquage purement perceptif des sons environnant par celui-ci est peu plausible. Il faut faire l’hypothèse de l’intervention de processus de plus haut niveau, qui, attribuant du poids au signal de l’acouphène, le rendent perturbant et lui confèrent la possibilité d’un tel masquage. Ceci implique, encore une fois, des boucles de rétroactions positives entre des mécanismes attentionnels et des mécanismes auditifs, le tout concourrant à la pérennisation du symptôme.

Enfin, nos résultats n’ont pas permis de vérifier les hypothèses concernant l’association d’un état émotionnel particulier à la perception d’un acouphène. Cependant, bien que nos études aient failli à mettre en évidence un quelconque biais de traitement favorisant la détection des stimulations auditives négatives ou renforçant la négativité des stimuli de l’environnement, elles ne permettent pas d’éliminer l’intervention du traitement émotionnel de l’acouphène dans la pérennisation du symptôme, soit par un mécanisme de conditionnement comme le défend le modèle neurophysiologique de Jastreboff, soit par acquisition par lui-même (parce qu’il est gênant) d’une connotation émotionnelle. Ces processus restent à étudier précisément. Ils pourraient constituer le moyen de différencier les modèles du devenir de l’acouphène, notamment les modèles de Hallam et al. (1984) et de Jastreboff (1990), en confirmant ou infirmant le principe de conditionnement émotionnel postulé par Jastreboff comme étant à l’origine des rétroactions positives empêchant la survenue du processus d’habituation.