Première Partie

Introduction de la première partie

En 1992, Verspagen propose une représentation des liaisons historiques et analytiques entre les principaux travaux portant sur le changement technologique et la croissance économique. Les premiers écrits sont l’œuvre de Smith et de Marx (Rosenberg en 1976 32 consacre un article à décrire « Marx comme un analyste de la technologie »), puis de Schumpeter. La place de Schumpeter dans l’analyse de l’innovation est centrale, comme l’atteste le nombre de problèmes soulevés par les contributions redevables des intuitions schumpeteriennes, allant de l’analyse des structures industrielles et de l’innovation, aux travaux sur les cycles de longue période. Les travaux de Schumpeter génèrent deux problématiques :

  • la première concerne les caractéristiques « industrielles » de l’innovation, c’est‑à‑dire les interrogations liées aux relations entre la taille des firmes, la concentration et l’innovation et les problèmes de la concurrence par l’innovation ;
  • la seconde touche aux aspects « dynamiques » de l’innovation et à son rôle déstabilisant sur le système économique capitaliste. Les problèmes soulevés concernent l’impact de l’innovation sur l’évolution économique.

Les notions « industrielles » de Schumpeter, comme les développements qu’elles ont suscités, sont présentés de manière disséminée dans le troisième chapitre de cette partie, lorsque nous focalisons notre attention sur les travaux sur le changement technique et l’innovation. Par contre, les notions « dynamiques » de Schumpeter sont présentées dans le chapitre consacré au programme de recherche évolutionniste de l’industrie et de la technologie 33 . Nous revenons plus loin sur le sens de cette distinction, avant de présenter les objectifs de la première partie.

Verspagen [1992] rappelle que l’analyse néoclassique, construite par Solow [1956], s’est enrichie avec les travaux de Arrow [1962b] et les questions de la diffusion de la technologie et des incitations. Ces problèmes ont également été traités dans la littérature de l’ « Industrial Organization » pour déterminer les moyens de prévenir la diffusion, comme le pouvoir de monopole ou le brevet. Ils ont été notamment étudiés par Kamien et Schwartz [1982] 34 et par Scherer et Ross [1990] 35 . La prise en compte d’une innovation endogène est présente dans un certain nombre de modèles néoclassiques. Cependant, Verspagen note que ce type de travaux porte plus sur l’innovation que sur la croissance, à l’instar de ceux de Kennedy ou de Binswanger 36 . Il souligne également que « la littérature sur le changement technologique endogène dans les modèles de croissance s’est éteinte après les quelques contributions de Uzawa [1965] 37 , Phelps [1966] 38 et Shell [1967] 39  » 40 . En 1988, Lucas précise que le modèle de Uzawa de 1965 s’appuie sur des rendements constants, mais sans externalités, ce qui semble incompatible avec l’intuition de rendements décroissants pour « les structures individuelles de l’accumulation de capital humain » 41 . L’idée de Lucas consiste à noter que l’hypothèse de rendements décroissants découle du découpage temporel de la vie des individus. Ce découpage fait alterner un temps où l’accumulation est rapide, une phase d’accumulation moins rapide et une période sans accumulation. Pour pallier les difficultés rencontrées par Uzawa, Lucas retient des rendements constants, compatibles selon lui avec la réalité, parce que selon les termes de Gaffard [1994], « l’accumulation de connaissances est portée par des lignées et non par des individus isolés » 42 . Nous revenons sur cette question dans le deuxième chapitre de la deuxième partie, lorsque nous présentons le modèle de Lucas de 1988 43 .

L’intérêt des économistes pour la croissance et l’innovation s’est accru au cours des années quatre‑vingts. Toutefois, il faut souligner que la prise en compte du phénomène endogène de l’innovation dans l’analyse économique de la croissance n’est pas l’exclusivité des théories de la croissance endogène ou des théories évolutionnistes. Verspagen [1992] note l’existence des modèles dynamiques non‑linéaires néoclassiques, proposés notamment dans un ouvrage édité par Anderson, Arrow et Pines en 1988 44 et par Blanchard et Fisher en 1989 45 . Le principal intérêt de la représentation de Verspagen est de souligner la volonté des théories de la croissance endogène de lier les réflexions sur la croissance à celles sur les conditions de la création et de la diffusion de l’innovation. Cette schématisation permet par ailleurs de rappeler la dichotomie traditionnelle entre l’analyse de la croissance et l’étude de l’innovation. Elle est explicite en ce qu’elle distingue les travaux sur la croissance endogène et les travaux sur l’innovation endogène. Parmi ces dernières, Verspagen recense, comme nous l’avons déjà souligné, les contributions de Kennedy ou Binswanger, mais également l’ouvrage de Nelson et Winter [1982] et l’ouvrage collectif édité par Dosi, Freeman, Nelson, Silverberg et Soete en 1988. Thirtle et Ruttan [1987] notent que « le principal centre d’intérêt des premières études sur le changement technique et la croissance de la productivité consistait simplement à mesurer la contribution du changement technique à la croissance du produit, par rapport aux ressources conventionnelles. Le changement technique lui‑même était perçu comme la réponse aux opportunités économiques issues des avancées autonomes de la connaissance scientifique et technique » 46 . Ils précisent alors qu’ « au milieu des années soixante, toutefois, de nombreux efforts ont été faits pour explorer l’influence des forces économiques sur le changement technique » 47 . Le renversement de la problématique au sein de l’analyse du changement technique a eu deux conséquences majeures pour l’analyse de la croissance :

  • d’abord, le renouvellement des hypothèses au sein de l’analyse néoclassique a contraint les modèles néoclassiques de croissance à revoir leur conception du changement technique ;
  • ensuite, certains économistes ont décidé de travailler avec un ensemble d’hypothèses incompatibles avec le paradigme néoclassique et de reprendre la formalisation de la croissance et du changement technique dans un cadre évolutionniste.

En d’autres termes, alors que la complémentarité des paradigmes de la croissance et du changement technique repose à l’origine sur une efficacité pratique, elle a montré ses limites, lorsque la problématique du second s’est déplacée. Mais ce qui nous intéresse dans cette première partie porte justement sur le contenu des travaux avant la rupture analytique opérée par l’économie du changement technique, puis par celle de la croissance. Cette réflexion est replacée dans un contexte plus général par Freeman [1994a], quand il s’intéresse à « l’économie du changement technique » 48 . Après avoir souligné que l’analyse du changement technique s’est considérablement développée depuis les années quatre‑vingts, il note qu’ « il y a maintenant une volonté plus farouche de regarder à l’intérieur de la « ‘boîte noire’ » (Rosenberg [1982]) et d’étudier les processus réels d’invention, d’innovation et de diffusion à l’intérieur et entre les firmes, les industries et les pays » 49 . Notons que l’ouvrage de Rosenberg, Inside the Black Box, publié en 1982, est exclusivement composé de contributions déjà publiées ou présentées lors de colloques au cours de la décennie précédente. Il poursuit que ces travaux se réfèrent à Schumpeter et sont généralement qualifiés de « néo‑schumpeteriens », même s’ils s’écartent parfois des intuitions originales de Schumpeter et s’ils élargissent leur champ d’investigation. Freeman formule une remarque intéressante pour notre démarche. Il précise que « par conséquent, le qualificatif « néo‑schumpeterien » est employé ici dans un sens très large pour indiquer l’étendue du sujet, plutôt que comme un point idéologique. Il inclut les travaux qui peuvent être décrits par de nombreux aspects comme néoclassiques aussi bien que la plupart des travaux qui ne peuvent certainement pas être décrits ainsi » 50 . Le commentaire de Freeman soulève deux problèmes :

  • le premier, et nous aurons l’occasion de reprendre cette question dans la deuxième partie, insiste sur le fait que les travaux schumpeteriens ou « néo‑schumpeteriens » au sens de Freeman ne sont pas tous des travaux « évolutionnistes ». Autrement dit, la seule référence à Schumpeter n’est pas suffisante pour revendiquer le qualificatif d’ « évolutionniste » ;
  • le second découle du découpage historique en deux phases de l’analyse du changement technique, indépendamment de toute question sur l’appartenance à un corpus théorique. La distinction entre une phase « avant Rosenberg » et une phase « après Rosenberg » correspond à une démarche construite autour des comportements des firmes. En fait, cette démarche s’accompagne d’un éclatement méthodologique. L’économie du changement technique perd son unité et voit l’analyse néoclassique concurrencée par une analyse évolutionniste, qui élargit dans le même temps sa problématique aux questions de la croissance économique. La différence entre ces approches correspond à une conceptualisation différente et incompatible des comportements des firmes. Plus précisément, et nous y reviendrons dans la deuxième partie, les enjeux concernent notamment la maximisation des agents et le traitement de l’incertitude.

Notes
32.

Rosenberg N. [1976], « Marx as a Student of Technology », Monthly Review, vol. 28, July‑August, pp. 56‑77.

33.

Plus exactement pp. 271283.

34.

Kamien M ‑ Schwartz [1982], Market Structure and Innovation, Cambridge University Press, Cambridge.

35.

Scherer F. ‑ Ross D. [1990], Industrial Market Structure and Economic Performance, 3rd Edition, Houghton Mifflin Company, Boston.

36.

Aucune référence n’est proposée concernant ces deux économistes.

37.

Uzawa H. [1965], « Optimal Technical Change in an Aggregative Model of Economic Growth », International Economic Review, vol. 6, no. 1, pp. 18‑31.

38.

Phelps E. [1966], « Models of Technical Progress and the Golden Rule of Research », Review of Economic Studies, vol. 33, issue 2, April, pp. 133‑145.

39.

Shell K. [1967], « A Model of Inventive Activity and Capital Accumulation », in K. Shell (ed), Essays on the Theory of Optimal Growth, MIT Press, Cambridge, pp. 67‑85.

40.

« The literature on endogenous technological change in growth models died out after a few early contributions by Uzawa [1965], Phelps [1966] and Shell [1967] », Verspagen [1992], p. 634.

41.

« Individual patterns of human capital accumulation ».

42.

Gaffard [1994], p. 141.

43.

Voir pp. 211 et suivantes.

44.

Anderson P. ‑ Arrow K. ‑ Pines D. (eds) [1988], The Economy as an Evolving Process, Addison‑Wesley, Redwood City.

45.

Blanchard O. ‑ Fisher S. [1989], Lectures in Macroeconomics, MIT Press, Cambridge.

46.

« The primary focus of the early studies on technical change and productivity growth was simply to measure the contribution of technical change, relative to conventional resources, to growth in output. Technical change itself was treated as a response to the economic opportunities resulting from autonomous advances in scientific and technical knowledge », Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 1.

47.

« By the mid‑1960s, however, increasingly serious effort was being made to explore the influence of economic forces on technical change », Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 1. 

48.

« The Economics of Technical Change », titre de l’article.

49.

« There is now a far greater readiness to look inside the « black box » (Rosenberg [1982]) and study the actual processes of invention, innovation and diffusion within and between firms, industries and countries », Freeman [1994], p. 464.

50.

« Consequently, the description « neo‑Schumpeterian » is used here in a very broad sense to indicate the scope of the subject matter, rather than an ideological standpoint. It includes work which could in many respects be described as neoclassical as well as much which could certainly not be so described », Freeman [1994], p. 464.