1.2. De la science normale aux ruptures scientifiques

Le concept de science normale énoncé par Kuhn fait référence au cadre théorique traditionnel dans lequel sont posés et résolus les problèmes. La science normale est fondamentalement caractérisée par la continuité. La science révolutionnaire représente au contraire les ruptures scientifiques. Elle se substitue à la science normale quand elle propose des réponses là où la science normale échoue et/ou quand elle propose des réponses à des problèmes ignorés par la science normale. La science normale bénéficie d’une forte crédibilité au sein de la communauté scientifique. Sa remise en cause et son remplacement ne sont effectifs qu’à l’accumulation de mauvais résultats et de questions laissées sans réponses et une fois que toutes les tentatives d’amélioration ont échoué. Cette interprétation de l’évolution scientifique met en évidence l’existence de paradigmes scientifiques où les ruptures illustrent le passage d’un paradigme à un autre. Après avoir souligné l’ambiguïté du terme utilisé par Kuhn, Blaug [1992] note qu’il désigne « la constellation complète des croyances, valeurs, techniques, etc. partagées par les membres d’une communauté donnée » 56 . Le changement de paradigme s’interprète comme la modification de ces croyances, valeurs et techniques scientifiques. La version originelle de l’analyse de Kuhn suppose l’impossible concurrence et l’impossible compatibilité entre paradigmes et par conséquent la nécessaire instantanéité du changement de paradigme. Cette représentation est difficilement acceptable parce qu’elle considère, d’une part, que le paradigme apparaît dans sa forme définitive et, d’autre part, que le nouveau paradigme et l’ancien ne partagent aucune des valeurs, croyances et techniques les caractérisant. Pour cette raison, dans la deuxième édition de The Structure of Scientific Revolutions, Kuhn [1970] 57 propose une version plus souple de l’évolution scientifique, où le développement interne des paradigmes et la substitution entre paradigmes sont progressifs. Cette présentation pose néanmoins problème puisqu’elle réduit considérablement la portée des ruptures scientifiques et la pertinence de l’analyse elle‑même. De surcroît, Nelson [1995] note que la concurrence entre paradigmes est une caractéristique essentielle du développement de la recherche scientifique, mais que l’analyse de Kuhn ne dit rien sur ce sujet.

Notes
56.

Blaug [1992], p. 28.

57.

Kuhn T. [1970], The Structure of Scientific Revolutions, 2nd Edition, University of Chicago Press, Chicago.