1.2. L’accumulation du capital et le progrès technique chez Robinson et Kaldor

Les références à l’analyse des économistes classiques, et notamment à celle de Marx, sont essentielles pour expliquer l’accumulation du capital. D’ailleurs, Targetti [1989] note que « bien que Kaldor n’ait jamais eu un intérêt pour Marx aussi constant et profond que Robinson, il a également participé à la redécouverte des économistes classiques » 79 . Pour les économistes néo‑cambridgiens, l’analyse du capital pose deux problèmes :

le premier repose sur la mesure du stock de capital ;

La question de la mesure du stock de capital préoccupe Robinson dès 1954, dans un article où il est question de la fonction de production néoclassique. Le cœur de l’argumentation repose sur la différence d’évaluation du stock de capital à court terme et à long terme :

Robinson et Kaldor écartent la possibilité de mesurer le capital par l’intermédiaire de ses revenus futurs actualisés. En effet, dans ce cas, la nature hétérogène du capital implique, pour sa mesure, l’introduction d’une unité monétaire et d’un taux de profit ou d’un taux d’intérêt permettant d’actualiser les revenus futurs. Mais la détermination du produit marginal du capital nécessite la connaissance monétaire du stock de capital. Ce problème est circulaire et doit être abordé de manière différente. Robinson [1954] montre la pertinence d’un traitement du capital « comme une quantité de travail dépensée dans le passé » 81 , mais souligne qu’ « une unité de travail n’est jamais dépensée toute seule » 82 . Ce qui pose alors problème, c’est la détermination du taux de salaire, puisque « lorsqu’on se déplace le long d’une fonction de production, si l’on mesure le capital en termes de production, il faut connaître le rapport salaire/produit pour pouvoir apprécier l’effet, sur la production, de la variation du rapport capital/travail » 83 . A propos de cette question et concernant les désaccords entre néo‑cambridgiens, Targetti [1989] note que Robinson considère que l’objectif de l’analyse économique est de déterminer le taux de profit en commençant par les problèmes théoriques, puis en poursuivant par l’explication des faits réels des économies réelles. Quant à Kaldor, il privilégie une analyse en termes de taux de profit anticipé. Il pense que le taux de profit et la valeur du capital n’ont pas être déterminés, dans la mesure où en réalité, les entrepreneurs ne les connaissent pas et ne s’en servent pas.

La question de l’accumulation du capital est un point essentiel de l’analyse néo‑cambridgienne. Au lieu de la considérer comme un problème de choix individuels à l’instar de l’analyse néoclassique, elle l’envisage comme le résultat forcé de la concurrence. De plus, elle insiste sur le rôle de l’accumulation du capital et sur la prise en compte d’une fonction d’investissement. Thirlwall [1987] note d’ailleurs le regret formulé par Kaldor à l’égard de l’analyse néoclassique, lorsqu’elle écarte les notions de demande effective et de demande d’investissement développées par Keynes. Chez Kaldor, l’accumulation est liée au rythme du progrès technique par l’intermédiaire de la fonction de progrès technique, véritable alternative à la fonction de production néoclassique. Robinson insiste, quant à elle, sur les relations entre rythme d’accumulation et taux de profit. Cette différence méthodologique repose sur le fait que le premier « ferme » le modèle en acceptant implicitement une hypothèse de plein‑emploi, alors que la seconde « ouvre » son analyse en maintenant plusieurs taux de croissance possibles correspondant à autant de niveaux d’emploi possibles.

Kaldor [1961] propose de remplacer la fonction de production néoclassique traditionnelle par une fonction de progrès technique. La croissance économique résulte du progrès technique qui permet des gains de productivité et des rendements d’échelle croissants. Cette conception est présente dans un article de Verdoorn de 1949 84 , mais Targetti [1989] note qu’on la trouve dès 1942 dans un ouvrage de Fabricant 85 . Targetti [1989] s’interroge également sur le fait que « Kaldor se soit senti obligé de se référer aux travaux de Verdoorn pour sa propre théorie » 86 . Les relations entre croissance de la production et croissance de la productivité sont statiques et micro‑économiques et affectent tous les secteurs économiques chez Verdoorn. Au contraire, elles sont fondamentalement dynamiques, macro‑économiques et particulières au secteur industriel chez Kaldor. Malgré tout, ces relations apparaissent aujourd’hui régulièrement sous le terme de « loi de Kaldor‑Verdoorn ». La fonction de progrès technique proposée par Kaldor tient compte des faits observés dans la réalité économique. Largement commentés et modifiés depuis, les « faits stylisés » originels proposés par Kaldor [1961] mettent en évidence :

Ainsi, comme les « faits stylisés » montrent une relation entre la forme de progrès technique et l’augmentation simultanée de la production par tête et du capital par tête, la fonction de progrès technique relie le taux de croissance de la production par tête au taux de croissance du capital par tête. Avec q le produit par tête et k le capital par tête, la fonction de progrès technique s’écrit . La fonction présente les trois caractéristiques suivantes :

L’intersection de la fonction de progrès technique et de la première bissectrice, dans le plan correspond au point où le rapport entre le capital et le travail reste constant : . La question porte alors sur la stabilité de l’économie en ce point. L’analyse du progrès technique chez Kaldor n’est complète qu’avec une analyse de l’investissement et des profits. L’hypothèse concernant la rémunération des facteurs à leur productivité marginale est exclue au profit d’une analyse axée sur la répartition des profits et des salaires, qui insiste sur le rôle du taux de profit anticipé dans l’économie. L’équilibre sur le marché des produits implique l’égalité entre investissement (I) et épargne (S). La particularité de Kaldor est de distinguer la propension marginale à épargner des salariés (sw) et celle des entrepreneurs (sp). Le produit (Y) se partage entre salaires (W) et profits (P). Comme I = S = sw . W + sp . P, alors. Ainsi pour des propensions sp et sw données, une seule valeur du taux de profit est compatible avec l’équilibre sur le marché des produits. Ce taux de profit est fonction linéaire du taux de croissance. Le taux de croissance ne peut croître indéfiniment parce qu’il ne peut dépasser un maximum où les profits dégagés entraîneraient des salaires trop faibles. L’économie est également caractérisée par l’existence d’un taux de profit en dessous duquel les entrepreneurs refusent d’investir. Ce taux correspond au prix d’offre du capital risqué. Comme le taux de profit est fonction du taux de croissance, si le taux de profit réalisé est égal au prix d’offre du capital risqué, les entrepreneurs sont satisfaits. Ceci signifie qu’une économie ne peut obtenir une croissance équilibrée et régulière que si elle croît relativement vite. Dans cette perspective, les fluctuations et les cycles résultent de la faiblesse du taux de croissance qui implique un taux de profit insatisfaisant pour les entrepreneurs. Aussi, le taux de croissance de l’économie a une limite supérieure définie par le profit maximum déterminé lui‑même par le salaire minimum. A l’inverse, il est contraint par une limite inférieure qui dépend du taux de profit minimum exigé par les entrepreneurs pour investir. Cette fonction de progrès technique est telle que le taux de croissance du produit augmente à taux décroissant avec le taux de croissance du capital par tête. De ce fait, il n’existe pas un taux unique de progrès technique permettant une croissance de l’économie à taux constant, mais une série de taux variant selon le taux d’accumulation du capital.

Avant de proposer une première conclusion à la controverse de Cambridge, il convient de rappeler l’insatisfaction qu’éprouvera Kaldor vis‑à‑vis des modèles macro‑économiques formels à partir du milieu des années soixante. Cette insatisfaction le conduira à proposer des travaux non‑intégrés dans des modèles formels, comme par exemple la notion de « causalité cumulative » 87 mise en évidence par Veblen en 1919 88 puis par Myrdal en 1957 89 . Skott [1994] rappelle qu’ « au cœur de la « causalité cumulative » réside la notion d’instabilité » 90 . Parallèlement, de Gregori et Shepherd [1994] précisent que « chaque facteur ou variable du système social est affecté par une autre variable ou affecte une autre variable de telle sorte que le moindre changement fait bouger le système entier. Des changements à l’intérieur d’un système où les forces en jeu conduisent à un équilibre initial statique mais pas nécessairement stable, vont s’accumuler et provoquer des changements de direction du système entier » 91 . Ces différents aspects de l’analyse de Kaldor sont particulièrement intéressants pour nous pour trois raisons :

Avant de reprendre ces deux derniers points, nous voulons insister sur l’importance des travaux de Kaldor dans l’histoire de la pensée économique. D’ailleurs, ceci explique le fait que nous citons ses contributions deux autres fois dans ce travail, lors de l’appréciation théorique des travaux sur la croissance endogène d’abord 92 et lorsque nous explicitons la question de la convergence/divergence des taux de croissance nationaux ensuite 93 .

Notes
79.

« Although Kaldor’s interest in Marx was never as constant and penetrating as Joan Robinson’s, one may justifiably claim that he too contributed to Cambridge’s rediscovery of the classical economists », Targetti [1989], p. 105.

80.

« Capital equipment changes in quantity and in design », Robinson [1972], cité par Feiwel [1989], p. 64.

81.

Robinson [1954], p. 69.

82.

Robinson [1954], p. 70.

83.

Robinson [1954], p. 70.

84.

Verdoorn L. [1949], « Fattori che regolano lo sviluppo della produttività del lavoro », L’Industria, n. 1, pp. 45‑53.

85.

Fabricant S. [1942], Employment in Manufacturing 18991939, National Bureau of Economic Research, New York.

86.

« Kaldor should have felt obliged to refer to Verdoorn’s work in his own theory », Targetti [1989], p. 167

87.

« Cumulative causation ».

88.

Veblen T. [1919], The Place of Science in Modern Civilisation, Viking, New York.

89.

Myrdal G. [1957], Economic Theory and Underdeveloped Regions, Duckworth, London.

90.

Skott [1994], p. 119.

91.

de Gregori et Shepherd [1994], p. 110.

92.

A la fin du deuxième chapitre de la deuxième partie, voir p. 249.

93.

Dans le deuxième chapitre de la troisième partie, voir p. 396.