1.3. Les économistes néoclassiques face aux critiques néo‑cambridgiennes

Comme nous l’avons précisé, l’agrégation de la fonction de production pose problème pour Robinson et Kaldor. La difficulté est liée à l’hétérogénéité du capital. Stiglitz et Uzawa [1969] recensent les difficultés rencontrées pour traiter le capital dans l’analyse de la croissance. Ils soulignent les quatre points suivants :

Les deux premiers éléments sont abordés par les néoclassiques dans le modèle « clay‑clay ». La question de la durée de vie des différentes générations de capital et de leur obsolescence y est également discutée. Solow [1962] et Solow, Tobin, Weizsacker et Yaari [1966] rappellent les principales motivations du modèle à coefficients de production fixes 94 . Elles sont une réaction aux critiques concernant, d’une part, la substitution des facteurs et, d’autre part, l’homogénéité du capital. Dans la conclusion d’un modèle proposé en 1962 avec des coefficients fixes ex post mais pas ex ante, Solow inscrit explicitement cette problématique dans la controverse : « le modèle employé dans cet article a eu une place importante dans ce qui peut être appelé l’économie conversationnelle. Mme Robinson et moi avons correspondu pour en discuter » 95 . De la même manière, Solow, Tobin, Weizsacker et Yaari [1966] considèrent le modèle à coefficients fixes comme une réponse directe aux critiques insinuant que « les modèles d’analyse qualifiés de « néoclassiques » (...) demandent pour être valables ou utiles que le capital et le travail soient directement et aisément substituables » et font remarquer qu’ « il n’est fait aucun usage d’un quelconque stock généralisé de capital » 96 . Ainsi, Solow [1970] rappelle qu’ « il est important de savoir que cette diversité de biens de capital et l’absence de substituabilité continue du travail au capital n’altèrent pas les principaux résultats à long terme de la théorie de la croissance » ou, en d’autres termes, que « dans ce type de modèle plus complexe, et apparemment plus rigide, tous les sentiers de plein‑emploi convergent vers l’état régulier » 97 . Par ailleurs, il est intéressant de noter la remarque faite par Malinvaud en 1993 à propos des nouvelles théories de la croissance : « regardant les multiples modèles théoriques qui naissent autour de nous, je suis d’abord frappé par l’absence de complexe chez les auteurs qui posent des fonctions de production globales, et même des spécifications fort particulières pour certains de leurs éléments principaux. Je sais depuis longtemps qu’il faut savoir payer ce prix afin de progresser ; mais j’étais autrefois habitué à lire quelques réserves quant au risque encouru. J’interprète la pratique comme signifiant une compréhension si complète de la méthodologie, et un accord si complet à son sujet, qu’on juge inutile de la rappeler » 98 .

Concernant le progrès technique et la croissance, Thirlwall [1987] note l’insatisfaction éprouvée par Kaldor quand la « théorie néoclassique considère que le taux de croissance de long terme est déterminé de manière exogène par l’offre de travail et par le progrès technique (neutre au sens de Harrod) » 99 . La réponse de Solow [1963] consiste non pas à valider le sens de ces critiques, mais à les désamorcer en modifiant sa propre modélisation. A propos de la fonction de production et du changement technique, il écrit : « Ainsi écrivons Q = F (K, L, T). Le paramètre T correspond au niveau de la technologie. Habituellement, on considère que T change avec le temps, ou même qu’il correspond au temps. Mais ce n’est pas nécessaire. Si la fonction de production représente une technologie micro‑économique spécifique, on peut supposer que le niveau technologique T est constant d’un intervalle à l’autre, et ne change qu’avec l’apparition d’une innovation. Mais au niveau statistique agrégé, T est le niveau général de technologie changeant graduellement et lentement dans le temps » 100 . De manière analogue, Stiglitz [1990] note que « Schumpeter et Solow perçoivent tous les deux le progrès technologique comme le principal moteur de la croissance. Mais Solow perçoit le progrès technologique comme étant largement exogène » 101 . Autrement dit, concernant les relations entre la croissance et le progrès technique, la critique néo‑cambridgienne de l’explication néoclassique et la réponse néoclassique ne sont qu’une confrontation de deux représentations économiques inconciliables. La critique néo‑cambridgienne repose sur une conception néo‑cambridgienne de l’économie et la réponse néoclassique est proposée au sein d’une formalisation néoclassique. Le recours de cette dernière à des propositions ad hoc est alors parfois inévitable. Dans une problématique différente de la nôtre, ce point est indirectement mis en avant par Amable, Boyer et Lordon [1995], dans leur argumentation sur « l’ad hoc en économie ». Ils écrivent : « il n’existe pas de filiation directe de l’[équilibre général] à la fonction de production agrégée, comme l’ont par ailleurs fait ressortir les controverses des deux Cambridge. C’est précisément sur ce point que l’ad hoc fait son apparition. Ainsi la fonction de production agrégée n’est‑elle pas dérivée des axiomes fondamentaux de l’[équilibre général]. Elle est en fait utilisée en raison de sa commodité d’emploi » 102 . La dernière phrase nous semble aller dans le sens de ce que nous avançons.

Finalement, il est intéressant de voir comment certains économistes néoclassiques perçoivent, à l’heure des nouvelles théories de la croissance, la controverse, ou plus généralement, l’analyse néo‑cambridgienne. Malinvaud [1993] affirme ainsi que « la critique des fonctions de production s’est avérée totalement inefficace, car elle n’a proposé aucune alternative aux démarches actuelles pour traiter de problèmes dont (il) pense avoir montré l’importance » 103 . Solow [1991] note quant à lui que « de toutes manières, la ligne Kaldor‑Kalecki‑Robinson‑Pasinetti n’a jamais été en mesure de composer un corpus de travaux appliqués sérieux » 104 . En 1988, il déplore également avoir été « piégé par la fameuse controverse de Cambridge (...) [qui lui] paraît avoir été une perte de temps, un épisode des jeux idéologiques mené avec le langage de l’économie analytique » 105 . Samuelson [1989] est beaucoup moins sévère et précise à Feiwel : « Je réalise que de nombreux économistes ont été lassés par les critiques répétées de Robinson sur la théorie du capital, les considérant comme stériles et harcelantes. Je ne peux pas être d’accord. Au delà de l’adhésion aux économistes n’aimant pas le marché, les contributions de Robinson, Sraffa, Pasinetti et Garegnagi ont approfondi notre connaissance sur le fonctionnement d’un micro‑système concurrentiel basé sur le temps » 106 .

Notes
94.

Ce type de modèle est abordé ultérieurement, voir p. 72.

95.

« The model I have used in this paper has long played a part in what might be called conversational economics. Mrs. Robinson and I have discussed it in correspondence », Solow [1962], p. 218.

96.

Solow ‑ Tobin ‑ Weizsacker ‑ Yaari [1966], p. 84.

97.

Solow [1970], p. 65.

98.

Malinvaud [1993], p. 180.

99.

« Neoclassical theory assumes the long run growth rate to be exogenously determined by labour supply growth and (Harrod neutral) technical progress », Thirlwall [1987], p. 172.

100.

« Thus we write Q = F (K, L, T). The parameter T indexes the levels of technology. Usually we imagine T changing in time, or even as itself being time. But that is not necessary (...). If the production function represented a specific microeconomic technology (...), one might expect the technological level T to remain constant for an interval, and then change when an innovation occurs. But in broad statistical aggregates it is the overall level of technology as changing gradually and smoothly in time », Solow [1963], p. 44.

101.

« Schumpeter and Solow both saw technological progress as the principal engine of growth. But Solow saw technological progress as largely exogenous », Stiglitz [1990], p. 54.

102.

Amable ‑ Boyer ‑ Lordon [1995], p. 280.

103.

Malinvaud [1993], p. 175.

104.

« Anyway, it was not ever able to muster a body of serious applied work », Solow [1991], p. 393.

105.

Solow [1988], p. 9.

106.

« I realize that there are many economists who tired of Robinson’s repeated critiques of capital theory as tedious and sterile naggings. I cannot agree. Beyond the effect of rallying the spirits of economists disliking the market, these Robinson ‑ Sraffa ‑ Pasinetti ‑ Garegnagi contributions deepen our understanding of how a time‑phased competitive microsystem works », Samuelson [1989], p. 139.