1.4. Les raisons internes de l’échec de l’analyse néo‑cambridgienne

L’absence de cohésion au sein des analyses néo‑cambridgiennes a sûrement contribué à empêcher celles‑ci de s’affirmer comme un véritable paradigme. Ainsi, Stiglitz et Uzawa [1969] observent « l’absence d’argument universel : les théories de la croissance de Kaldor et de Robinson sont peut‑être aussi différentes que celles de Robinson et de Solow » 107 . Toutefois, si les désaccords existants entre Robinson et Kaldor ont constitué un handicap pour l’analyse néo‑cambridgienne en tant que paradigme, l’éclectisme de ces deux économistes a certainement également joué un rôle non‑négligeable. En effet, si l’analyse néoclassique de la croissance s’est enrichie à chaque fois qu’une publication théorique ou empirique avait lieu, cela n’a pas été le cas de l’analyse néo‑cambridgienne. Ainsi, Stiglitz [1990] explique que « Solow percevait les modèles simples comme un moyen d’éclairer des relations économiques simples. Chaque modèle était le plus simple possible afin d’explorer l’ensemble des relations concernées par l’étude » 108 . Autrement dit, chaque nouveau modèle (ou plus généralement chaque nouvelle publication) venait non pas remettre en cause ce qui avait été fait précédemment, mais venait accroître le stock des outils et des connaissances de l’analyse. Les travaux menés par Robinson et Kaldor n’ont pas eu cette continuité. Targetti [1989] rappelle les différentes périodes qui ont marqué la recherche de Kaldor et considère que « même si les théories de Kaldor présentent une forte cohérence (...), la flexibilité de ses modes de pensée donnait naissance à certaines contradictions, interdisant la recherche d’une théorie kaldorienne générale » 109 . Une première phase de recherche se situe dans les années trente et lie le système économique à des cycles plutôt qu’à un trend régulier. Une seconde phase a lieu dans les années cinquante et abandonne l’idée des cycles parce que ceux‑ci sont difficilement compatibles avec l’introduction du progrès technique ou de la répartition du revenu. Dès lors, Kaldor admet que ses théories des cycles et de la croissance « peuvent être perçues comme des théories traitant de périodes historiques différentes » 110 . De la même manière, concernant Robinson, Feiwel [1989] recense « plusieurs Joan au même moment et plusieurs Joan dans le temps » 111 . Sans reprendre « toutes ces Joan » et en ne considérant que l’économiste post‑keynésienne, signalons simplement que cohabitaient une « grande modélisatrice » 112 et une critique de la théorie économique « très éloignée de la réalité, abstraite, formaliste et ésotérique » 113 .

Par ailleurs, un second élément justifiant l’échec de l’alternative néo‑cambridgienne réside dans le fait que l’analyse néoclassique de la croissance a accepté certains travaux menés par les économistes néo‑cambridgiens coïncidant avec ses propres fondements et qu’elle a écarté ceux les remettant en cause. Dans The Ca mbridge Revolution: Success or Failure?, publié en 1974, Blaug résume les différences méthodologiques entre les deux écoles de Cambridge. Il qualifie celle du Nouveau monde de « mesure sans théorie » 114 et celle du Vieux continent de « théorie sans mesure » 115 .

Il explique plus précisément les deux points suivants :

La description de la théorie néo‑cambridgienne correspond aux remarques que nous avons formulées précédemment sur le manque de cohérence entre les différents travaux de Kaldor et de Robinson. Pour conclure sur la controverse de Cambridge, reprenons encore les termes de Blaug [1974]. Il souligne que « si le vice de l’économie néoclassique est « le vice de la théorisation implicite », comme l’a déjà dit Leontief, celui de l’Ecole de Cambridge est, pour citer Swan, « le vice du réalisme explicite » » 118 . Notons que ce vice aura été fatal à l’analyse néo‑cambridgienne, alors que le vice de l’analyse néoclassique n’a pas fondamentalement atteint son dynamisme. Les raisons sont évidemment nombreuses, mais l’une d’elles réside très certainement dans sa capacité d’adaptation et de récupération des idées formulées par ses « concurrents ». A titre d’exemple, l’interview de Ar row [1989] réalisée par Feiwel est remarquable. Le second demande au premier : « selon vous, quels ont été les aboutissants de la controverse sur le capital ? A‑t‑elle contribué à notre compréhension de la distribution du revenu et des moyens de la modifier par des mesures politiques ? » 119 . Arrow répond que « manifestement, elle a été utilisée pour montrer que la théorie néoclassique ne peut être juste, que pour mettre l’instabilité en avant. Je pense que tout ce qu’elle montre c’est qu’on ne peut jamais parler d’un bien capital unique. Je ne vois pas ce qu’elle prouve d’autre, d’autant plus que les théories alternatives semblent arbitraires » 120 .

Cette réponse illustre deux points :

Evidemment, cette démarche n’est pas aussi explicite, sinon elle reviendrait à nous faire douter de l’objectivité scientifique de Arrow lui‑même. En réalité, elle fait référence aux intuitions des économistes, et celles de Arrow ne sont pas celles des néo‑cambridgiens. Il est donc logique qu’il réfute les résultats construits sur des intuitions différentes des siennes et qu’il accepte les résultats issus d’intuitions proches des siennes. Néanmoins, ce fonctionnement témoigne de la capacité de la théorie néoclassique à intégrer des éléments de réflexion développés par d’autres approches. Un des aspects remarquables de la théorie néoclassique réside surtout dans son aptitude à se décomposer en de nombreuses « sous‑théories » articulées les unes aux autres autour d’hypothèses et d’une représentation communes. Arrow [1974] souligne cette particularité de l’analyse néoclassique. Il note que « la théorie néoclassique, particulièrement dans sa forme compétitive, peut apporter et a apporté un développement formel riche. D’ailleurs, une des causes de la persistance de la théorie néoclassique face aux nombreux types de critiques auxquels elle doit faire face est qu’en raison de sa structure mathématique, la théorie néoclassique est fortement manipulable et flexible ; confrontée à un problème spécifique, elle peut proposer assez facilement des résultats compréhensibles » 121 . Notons que cette remarque est claire sur le fonctionnement interne de la théorie néoclassique, mais n’explique rien sur la confrontation de la théorie néoclassique avec d’autres théories.

Cette double faculté de l’analyse néoclassique à récupérer/rejeter les idées des autres est mise en évidence par Hodgson [1996a], à propos des travaux des premiers institutionnalistes. Il remarque que « de nombreuses idées des anciens institutionnalistes ont fait leur chemin au sein du courant principal » 122 . Il précise cependant que « comme l’histoire des idées est rarement explorée, de tels rapprochements permettent de neutraliser tout intérêt pour les écrits des anciens institutionnalistes, en sous‑entendant que tout ce qui était valable a déjà été absorbé par le courant dominant. On encourage à penser que tout ce qui était intéressant a été préservé et que le reste peut être ignoré sans risque » 123 . De manière analogue, dans une conférence au congrès de l’American Economic Association en décembre 1971, Robinson [1972] évoque ce comportement de l’analyse néoclassique face aux analyses concurrentes. En l’occurrence, elle s’intéresse à la manière dont « les économistes s’emparèrent de Keynes et bâtirent la nouvelle orthodoxie » 124 . Elle déplore la manière avec laquelle l’économie néoclassique écarte les notions d’incertitude et de rupture de l’équilibre, mises en avant par Keynes, et réintroduit l’idée de comportements optimisateurs.

Voici les termes de Robinson : « La position du Trésor, selon laquelle l’épargne détermine l’investissement, est infirmée par l’observation qui montre que l’investissement fluctue librement en fonction des anticipations, de telle sorte que le revenu et l’emploi sont progressivement amenés au niveau auquel l’épargne globale ex post est égale à l’investissement. Dans la nouvelle théorie macro‑micro, cette idée a disparu. Ce simple fait désamorce la totalité du raisonnement de Keynes. Déterminez ce que serait l’épargne de plein emploi dans la situation de courte période actuelle, compte tenu de la répartition actuelle et de la hiérarchie actuelle des salaires dans les différents emplois, et arrangez‑vous pour que l’investissement absorbe l’épargne que dégage cette répartition des revenus. Ensuite, en avant ! Nous revoilà dans le monde de l’équilibre, dans lequel l’épargne détermine l’investissement, et la théorie micro‑économique peut à nouveau se couler dans les vieux moules » 125 .

Notes
107.

« On neither side is there universal agreement : the growth theories of Kaldor and Robinson are perhaps as different as those of Robinson and Solow », Stiglitz ‑ Uzawa [1969], p. 309.

108.

« Solow saw simple models as a vehicle of obtaining insights about basic economic relations. Each model was to be the simplest one possible to explore the particular relationship under study », Stiglitz [1990], p. 54.

109.

« Although there is a large degree of coherence in Kaldor’s theories, (...), the flexibility of the patterns of his thought give rise to a certain number (mainly temporal) inconsistencies, for which reason any search for a general Kaldorian theory would be fruitless », Targetti [1989], p. 349.

110.

« Should be treated as different theories dealing with different historical periods », Targetti [1989], p. 349.

111.

« There were different Joans at any one time and different Joans in time », Feiwel [1989], p. xxxiii.

112.

« Great model builder ».

113.

« Far removed from reality, abstract, formalistic, esoteric ».

114.

« Measurement without theory ».

115.

« Theory without measurement ».

116.

« It is one thing to use « parables » for purposes of class‑room teaching but it is quite another to float decades of empirical research on the basis of a one‑sector model of the economy, while allowing the results to speak as if they applied to a world of n‑sectors », Blaug [1974], p. 80.

117.

« Its highest aims are to corroborate « stylized facts » rather than to propose falsifiable predictions (...). Its methods of analysis are deliberately framed to deny the simultaneous determination of economic variables: the share of profits, the rate of profits relative prices, absolute prices and effective demand are all determined in separate compartments and even by separate theories, having little relations with another », Blaug [1974], p.81.

118.

« If the vice of neoclassical economics is « the vice of implicit theorizing », as Leontief once said, that of the Cambridge School is, to quote Swan, « the vice of explicit realism » », Blaug [1974], p. 81.

119.

« What in your opinion are the real issues of the capital controversy? Has it contributed to our understanding of income distribution and of ways to affect its content by policy measures? », Arrow [1989], p. 156.

120.

« Obviously, in the way it has been used (...) has been to show that the neoclassical theory cannot be right ; that it shows instability. I think that all it shows is that you can never talk about a single capital good ; that is all there is to it. I do not see that it proves anything whatever, particularly when the alternative theories seem to be arbitrary », Arrow [1989], p. 156.

121.

« The neoclassical theory, especially in its competitive form, can be and has been given a rich formal development. Parenthetically, one cause for the persistence of neoclassical theory in the face of its long line of critics is precisely that for some reason of mathematical structure, the neoclassical theory is highly manipulable and flexible; when faced with a specific issue, it can yield meaningful implications relatively easily », Arrow [1974], p. 2.

122.

« Many of the ideas of the old institutionalists have made their way into the mainstream of economic theory », Hodgson [1996a].

123.

« In a context where the history of ideas is rarely explored, such accolades can serve to neutralise any lingering interest in « old » institutionalism writings, in the belief that is worth preserving has been already absorbed by mainstream theory. The supposition is encouraged that all that is worthwhile has been preserved and that the remainder can be safely ignored » Hodgson [1996a], p. 4.

124.

Robinson [1972], p. 12.

125.

Robinson [1972], p. 9.