3.1. Des hypothèses restrictives sur la substitution des facteurs de production

Dans ce modèle, le progrès technique est incorporé à l’un des deux facteurs de production, le capital en l’occurrence. Le progrès technique garde les trois caractéristiques qu’il avait précédemment : il est exogène, il affecte l’économie à taux constant et il est neutre au sens de Harrod. Johansen [1959] est le premier à élaborer ce type de modèle. Il cherche à synthétiser deux approches alternatives :

  • la première porte sur des « modèles à coefficients de production fixes pour la quantité de travail utilisée comme pour le stock de capital » 141  ;
  • la seconde s’intéresse aux « modèles permettant explicitement une substitution entre la quantité de travail utilisée et le stock de capital au sein d’une fonction de production traditionnelle » 142 .

La synthèse proposée retient un modèle de type « putty‑clay », c’est‑à‑dire un modèle où la substitution des facteurs de production est possible avant la mise en œuvre des équipements, mais est impossible après. Ceci revient à dire qu’ « il existe des possibilités de substitution ex ante entre capital et travail » 143 mais qu’ « il n’y a aucune possibilité de substitution ex post entre la quantité de travail utilisée et le stock de capital existant » 144 . Le modèle présenté ci‑dessous est toutefois un modèle de type « clay‑clay », où les coefficients de productions sont toujours fixes, avant comme après l’apparition des nouvelles générations de capital. Ce modèle, proposé par Solow, Tobin, Weizsacker et Yaari [1966] a, selon ses auteurs, l’avantage de concilier les conclusions néoclassiques traditionnelles sur la croissance avec des hypothèses plus lâches que le modèle traditionnel.

Même si nous ne nous intéressons ici qu’au progrès technique incorporé, il est possible de maintenir l’idée d’un progrès technique autonome. Dans ce cas, le progrès technique a deux sources complémentaires :

  • la première est consécutive à l’introduction de nouvelles générations de capital (progrès technique incorporé) ;
  • la seconde correspond à la part de l’amélioration de la productivité du travail qui n’est pas liée aux nouvelles générations de capital (progrès technique autonome).

Dans ce cas, le progrès technique (incorporé) se manifeste d’abord par une production par tête plus élevée sur la nouvelle génération de capital que sur les anciennes. Le progrès technique (autonome) permet ensuite une augmentation constante de la production par tête sur la nouvelle génération de capital pendant toute sa durée de vie économique. L’absence de progrès technique autonome signifie que la production par tête sur la nouvelle génération de capital est constante une fois que celle‑ci est installée. C’est ce cas qui est étudié ici.

Si  (v) représente le produit obtenu par unité de travail et par période sur le capital de génération v,  (v) le produit obtenu par période et par unité de capital de la génération v, N (t, v) l’emploi total de la période t affecté sur le capital de génération v et I (v) l’investissement en capital de génération v, alors le produit Y (t, v) obtenu sur le capital de génération v à la période t (avec v  t) découle de la fonction de production suivante : Y (t, v) = min [ (v) N (t, v),  (v) I (v)]. Comme il est raisonnable de considérer que le capital ne se verra pas affecter plus d’unités de travail que ce dont il a besoin, la fonction de production peut s’écrire Y (t, v) = (v) N (t, v) =  (v)I (v). Le progrès technique est lié aux coefficients  (v) et  (v). Ces deux coefficients sont une fonction croissante de v de manière à ce qu’une nouvelle technique soit toujours (au moins) supérieure aux anciennes. Le rapport  (v)/ (v) définit le nombre d’unités de travail employées sur une unité de capital de génération v. L’âge du capital le plus ancien utilisé m (t) est déterminé par l’emploi total N (t), puisque les proportions des facteurs de production sont fixes et puisque la possibilité d’excédent de travail est écartée :.

Le travail est d’abord utilisé sur la génération de capital la plus récente, puis sur la génération précédente, puis encore sur la génération précédente, etc. Le taux de salaire réel en unités physiques par unité de travail est défini par w (t) et correspond au produit obtenu sur la génération de capital la plus ancienne : w (t) =  [t ‑ m (t)]. La quasi‑rente obtenue sur le capital de génération v au moment t, si celui‑ci est encore utilisé, correspond à . Le produit obtenu sur une génération de capital est constant dans le temps, mais comme le salaire augmente avec l’apparition de nouvelles générations et le déclassement d’anciennes, la quasi‑rente diminue continuellement. Au moment où elle devient égale à zéro, la génération de capital devient marginale et son produit correspond au taux de salaire. Avec l’apparition d’une nouvelle génération, elle devient obsolète, « non en raison d’une baisse d’efficience, mais en raison de la hausse des salaires qui l’a rendue incapable de couvrir ses propres coûts variables de production » 145 .

Intéressons nous maintenant aux conditions de la croissance équilibrée. La force de travail, le progrès technique (neutre au sens de Harrod) et l’investissement ont une croissance exponentielle : L (t) = Loent, μ (v) = , λ v) = λoeλv et I (t) = Ioegt. Comme , alors pour tout t, . Cette égalité est vérifiée si g = n +  et si m (t) est une constante, m. On peut ainsi écrire et .

Il est alors possible d’exposer les caractéristiques suivantes :

  • la rente σ (t, t) est constante : σ (t, t) = μ0(1 ‑ e‑λm) ;

le salaire w(t) a une croissance exponentielle de taux  w (t) = (λ0e‑λm)eλtt ;

le revenu Y(t) a une croissance exponentielle de taux g : ;

le taux d’épargne brute s(t) est une constante, fonction de m : .

Cette équation signifie qu’un rapport d’épargne élevé (faible) implique un m faible (élevé), c’est‑à‑dire une obsolescence rapide (lente) et un capital récent (ancien). Il est alors possible de montrer l’existence d’ « un sentier de la règle d’or », défini comme un sentier de croissance équilibrée sur lequel, pour une évolution donnée de la force de travail L(t), la consommation est supérieure à tout moment à celle de n’importe quel autre sentier de croissance équilibrée. Sur ce sentier, Solow, Tobin, Weizsacker et Yaari [1966] montrent à la fois que « le rapport d’épargne est égal à la part du capital dans le produit brut » 146 et que « le taux d’intérêt ou efficacité marginale du capital est égal au taux de croissance » 147 .

Notes
141.

« Models with fixed production coefficients for labour input as well as for the capital stock », Johansen [1959], p. 157.

142.

« Models with explicitly expressed possibilities of substitution between total labour input and capital stock in an traditional production function », Johansen [1959], p. 157.

143.

« There are ex ante substitution possibilities between capital and labour », Johansen [1959], p. 158.

144.

« There are no ex post substitution possibilities (...) between total labour input and existing capital stock », Johansen [1959], p. 158.

145.

Solow [1970], p. 71.

146.

Solow ‑ Tobin ‑ Weizsacker ‑ Yaari [1966], p. 96.

147.

Solow ‑ Tobin ‑ Weizsacker ‑ Yaari [1966], p. 97.