La manière dont sont imbriquées les analyses théorique et empirique de la croissance, au cours des années cinquante et soixante, témoigne de la volonté des économistes de proposer un cadre analytique cohérent, permettant de comprendre et d’expliquer les types de croissance observés. Nous verrons dans la prochaine section consacrée aux motivations des économistes néoclassiques, leur intérêt pour les phénomènes de substitution et d’élasticité des facteurs de production. Fagerberg [1995] souligne que la théorie de la croissance de Solow a pu proposer une structure théorique évidente pour les comptes de la croissance du revenu national, même si certaines tentatives de décomposition ont pu précéder ce modèle. Appliquées à la comptabilisation de la croissance, les analyses empiriques basées sur la décomposition de la croissance du revenu national selon les facteurs de production mettent en avant l’existence d’un résidu. Celui‑ci mesure la part de la croissance qui n’est pas expliquée par l’augmentation quantitative des facteurs de production travail et capital. Le texte de Solow [1957] se situe dans cette optique. Dans la fonction de production Q = F (K, L, t) ramenée à Q = A(t) .(K, L), il propose d’estimer A(t), défini comme la mesure de « l’effet cumulé des mouvements au cours du temps » 153 et correspondant au progrès technique neutre au sens de Hicks. En différenciant la fonction de production par rapport au temps et en divisant par Q, on obtient :. En définissant et , et comme et , alors . Solow suppose que les facteurs sont rémunérés selon leur productivité marginale et que les rendements d’échelle sont constants. Pour estimer /A et A(t), il suffit de s’intéresser aux données relatives à /Q, wK, /K, wL et /L. En conclusion, il est rappelé que, sur la période 1909‑1949, et aux Etats‑Unis, « l’output brut par heure de travail a doublé (...), avec 87.5 % de l’augmentation imputable au changement technique et 12.5 % imputable à l’utilisation plus importante du capital » 154 .
Etant donné le (trop grand) rôle joué par le résidu, les économistes ont tenté soit d’incorporer le progrès technique dans les facteurs eux‑mêmes, en considérant des modifications de qualité ou de composition, soit le plus souvent d’ajouter d’autres variables explicatives. Denison propose, dès 1962 155 , de déterminer les sources possibles d’amélioration de la productivité des facteurs de production et leurs contributions relatives. Ce travail porte sur les 2.93 % de croissance annuelle du revenu américain obtenus entre 1929 et 1957. Il montre que les sources de ce taux de croissance sont multiples. L’accroissement de l’emploi représente + 34 %, la prolongation de la scolarité + 23 %, l’augmentation des inputs en capital + 15 %, le progrès des connaissances correspondant au « résidu du résidu » + 20 %, les économies dues à l’ampleur des opérations liées au développement du marché + 9 %, d’autres facteurs divers + 8 %, la réduction du nombre d’heures de travail ‑ 7 % et la restriction à l’utilisation optimale des ressources ‑ 2 %. L’article publié par Maddison [1987] dans le Journal of Economic Literature s’inscrit également dans ce type de méthodologie. L’auteur s’attache à mesurer l’impact de variables additionnelles, parce que selon lui, « la mesure de la productivité totale des facteurs, même dans sa version augmentée, laisse encore une bonne partie de la croissance inexpliquée » 156 . Il s’intéresse à la part de chacune des variables définissant l’égalité , où représente le taux de croissance de l’output, celui de l’input du facteur travail « augmenté » 157 , celui de l’input de capital « augmenté », celui d’un ensemble de variables affectant le taux de croissance de l’output et celui d’un résidu correspondant à tout ce qui n’est pas pris en compte et aux éventuelles erreurs statistiques. Les notions de travail « augmenté » et de capital « augmenté » signifient qu’il est tenu compte de l’amélioration de l’éducation et des conditions de travail pour la première et de la qualité pour la seconde. Concernant les questions de l’incorporation du progrès technique, Maddison [1987] indique « qu’une partie de l’impact du progrès technique n’est pas incorporée dans les facteurs de production et apparaît avec l’amélioration de la connaissance acquise par les employés et les dirigeants à l’école et dans l’entreprise, en rétroagissant et en redéfinissant les anciens biens capitaux ; toutefois, la prise en considération d’une modeste part de progrès technique incorporé dans l’analyse précise la nature du processus de croissance et l’impact du changement de l’âge du capital, ce qui n’est pas possible dans un contexte sans générations de capital » 158 .
Quant à la variable , elle est définie par neuf éléments différents :
L’intégration de facteurs explicatifs butent cependant sur une contradiction, parce que leur nature fondamentalement déstabilisante s’oppose aux hypothèses de croissance équilibrée sur lesquelles repose toute la théorie néoclassique (Fagerberg ‑ Verspagen ‑ Tunzelmann [1994]). En ce sens, Nelson [1981] précise que ‘«’ ‘ les variables non‑néoclassiques sont ajoutées de manière complètement ad hoc ’» 159 et affirme que « ‘si ces types de variables ou de processus sont importants, c’est notre conceptualisation des processus de croissance qui est à revoir’ » 160 . Plus généralement, Nelson [1973] reproche « ‘les éventuels dangers liés au fait que la croissance mesurée est traitée comme la somme de contributions obtenues par des facteurs autonomes ’» 161 . En dépit de ces remarques, la mesure de la contribution des facteurs de production à la croissance et du résidu n’a pas été abandonnée. Le recours à la mesure de la « productivité totale des facteurs » de production (PTF) permet d’appréhender l’impact du progrès technique, puisque le résidu est justement défini comme le progrès technique. Ce dernier est facilement appréciable, parce que les seules contraintes portent sur le recours à une fonction de production et à ses hypothèses traditionnelles, comme des rendements d’échelle constants, un progrès technique neutre au sens de Harrod et des marchés concurrentiels. Barro [1998] précise que les contributions à la décomposition de la croissance correspondent aux travaux de Solow en 1957, de Kendrick en 1961 162 , de Denison en 1962 163 et Jorgenson et Griliches en 1967 164 . Il précise que cette démarche est une première étape vers l’explication de la croissance de la PTF, et que « par exemple, le programme de recherche résumé par Griliches [1973] 165 se focalise sur les dépenses de R&D comme un déterminant du taux de croissance de la PTF » 166 . Ce « programme de recherche » est constitué selon Barro par des contributions proposées par Terleckyj en 1958 167 , Minasian en 1962 168 , Griliches en 1964 169 et Mansfield en 1965 170 .
Le recours à la notion de PTF a un intérêt certain pour apprécier la part des différents facteurs de production dans une perspective agrégée. Elle permet de faire ressortir les différences entre les pays en ce qui concerne la variation de leur productivité du travail, en écartant la part due à l’accroissement de l’intensité capitalistique. Ainsi, les instituts statistiques chargés des comptes nationaux ont fréquemment recours à une telle démarche. Par exemple, dans A New Economy? édité en 2000, l’OCDE montre que l’Irlande a connu la plus forte hausse de la productivité du travail des principaux pays membres de l’OCDE sur la période 1995‑1997. Le renforcement de la PTF explique l’intégralité des 4.4 % de croissance de la productivité du travail et compense même la petite baisse de l’intensité capitalistique. Sur la même période, la France a obtenu une hausse de la productivité du travail de 1.5 %, imputable pour un peu plus de la moitié à la variation de la PTF et pour le reste à la hausse de l’intensité capitalistique. En fait, cette démarche permet indéniablement d’apprécier la performance globale des pays et d’éclairer les responsables politiques sur la part des différents facteurs de production et sur l’efficacité avec laquelle ils sont utilisés. Nous verrons à la fin de ce chapitre que ce point a été essentiel pour les économies occidentales d’après guerre et est aujourd’hui très utile pour apprécier les performances des économies asiatiques les plus dynamiques. Cependant, une remarque s’impose également sur l’utilisation de cette notion dans les travaux empiriques. La détermination statistique des sources de la croissance s’appuie sur les avancées théoriques concernant le rôle du changement technique. De ce point de vue, la mesure de la PTF doit être accompagnée d’une explication analytique justifiant le contenu économique de ce résidu. Dans la troisième partie, nous présentons plusieurs contributions empiriques récentes cherchant à justifier les sources endogènes de la croissance 171 et les critiques adressées par Metcalfe [1997] pour justifier son abandon 172 .
Nous avons déjà souligné que les études appliquées n’ont pas nécessairement à se poser la question de la cohérence des différentes analyses théoriques auxquelles elles se réfèrent. En tout état de cause, les mesures agrégées sur l’efficacité de l’utilisation des facteurs de production considèrent que la complémentarité avec les travaux sur l’innovation est évidente. Ainsi, l’OCDE [2000] note que « la littérature sur l’innovation, le changement technique et la croissance fournit des résultats évidents pour un certain nombre de liens empiriques stylisés. Ceux‑ci sont basés sur l’application empirique de la théorie économique, incluant la théorie néoclassique, les « nouvelles » théories de la croissance et la théorie évolutionniste » 173 .
« The cumulated effect of shifts over time », Solow [1957], p. 312.
« Gross output per man per man hour doubled (…), with 87.5 % of the increase attributable to technical change and 12.5 % to increased use of capital », Solow [1957], p. 320.
Deni son E. [1962], The Sources of Economic Growth in the United‑States, Committee for Economic Development, New York.
« The total factor productivity measure, even in its augmented version, still leaves an important amount of growth unexplained », Maddison [1987], p. 665.
« Augmented ».
« Some of the impact of technical progress is disembodied and arises from improvement in the content of knowledge acquired by employees and managers in school and on the job, and by retrofitting and recombining old capital assets; however, insertion of a modest element of embodied technical progress in the analysis does illuminate the nature of the growth process and clarifies the impact of changes in the age of capital in a way that is not possible outside the vintage context », Maddison [1987], p. 662.
« The non‑neoclassical variables are, simply, just add on, in an ad hoc way », Nelson [1981], p. 1033.
« If these kinds of variables, or processes, are important, we need to revise our conceptualization of the growth processes », Nelson [1981], p. 1033.
« The major misspecification involved in implicitly treating experienced growth as the sum of the contributions made by separate factors », Nelson [1973], p. 462.
Kendrick J. [1961], Productivity Trends in the United States, Princeton University Press, Princeton.
Denison E. [1962], The Sources of Economic Growth in the United‑States, Committee for Economic Development, New York.
Jorgenson D. ‑ Griliches Z. [1967], « The Explanation of Productivity Change », Review of Economic Studies, vol. 34, issue 3, July, pp. 249‑280.
Griliches Z. [1973], « Research Expenditures and Growth Accounting », in B. R. Williams (ed), Science and technology in economic growth, McMillan, New York.
« For example, the research program summarized by Griliches [1973] focuses on R&D spending as a determinant of the TPF growth rate », Barro [1998], p. 16.
Terleckyj N. [1958], « Factors Underlying Productivity: some Empirical Observations », Journal of the American Statistical Association, vol. 53, June.
Minasian J. [1962], « The Economics of Research and Development », in R. Nelson (ed), The rate and direction of inventive activity, Princeton University Press, Princeton.
Griliches Z. [1964], « Research Expenditures, Education and the Aggregate Agricultural Production Function », American Economic Review, vol. 54, no. 6, December, pp. 961‑974.
Mansf ield E. [1965], « Rates of Return from Industrial R&D », American Economic Review, Papers & Proceedings, vol. 55, no. 2, May, pp. 310‑322.
Voir pp. 413 et suivantes.
Voir p. 563.
« The literature on innovation, technological change and growth provides evidence for a number of stylized empirical links. These are based on the empirical application of economic theory, including neo‑classical theory, « new » growth theory and evolutionary theory », OCDE [2000], p. 28.