4.2. Rythme et tendance du changement technique et innovations induites

Les travaux sur la neutralité du changement technique s’appuient sur la distinction proposée par Hicks en 1932 174 entre les mouvements le long d’une fonction de production et les mouvements de la fonction de production elle‑même. Le raisonnement repose sur l’idée qu’un changement du prix d’un des facteurs de production (ou une modification différente des prix des deux facteurs) entraîne une modification du rapport des prix et entraîne, ceteris paribus, un déplacement le long de l’isoquante de production. Aussi, une variation du rapport des prix se traduit indirectement par un recours plus important au facteur de production dont le prix relatif a baissé. Cela revient à dire qu’une modification des prix implique une nouvelle méthode de production, ou encore que les innovations sont « induites » par un changement des prix relatifs des facteurs de production. Au contraire, une nouvelle technologie se traduit par un déplacement de la fonction de production. Thirtle et Ruttan [1987] rappellent que dans le cadre de l’analyse néoclassique, « ‘la substitution de facteurs correspond à un mouvement (instantané et sans coût) le long d’une fonction de production, en réponse à un changement de prix. Au contraire, une nouvelle technologie, qui déplace l’isoquante ou la fonction de production, est le produit de la recherche qui nécessite du temps et consomme des ressources ’» 175 . Néanmoins, Hicks [1977] 176 concède lui‑même que « ‘savoir si de telles ’ ‘«’ ‘ innovations induites ’ ‘»’ ‘ doivent être appréhendées comme des mouvements de la fonction de production ou comme des substitutions sur une fonction de production demeure plutôt obscur’ » 177 .

La distinction entre la substitution des facteurs et le progrès technique proprement dit a engendré de nombreux travaux pour tenter d’endogénéiser le changement technique. Le cœur du problème consiste alors à distinguer la tendance du progrès technique du rythme du progrès technique. La tendance du changement technique est la notion corollaire de celle de la neutralité du changement technique. Le Bas [1991] rappelle que « la tendance (ou direction) du progrès technique (...) principalement retenue a trait à l’utilisation des inputs, et celle‑ci se trouve résumée dans un indicateur synthétique : l’intensité capitalistique » 178 . Généralement, on suppose que la tendance du changement technique est biaisée dans le sens d’un recours permanent à des techniques de production plus capitalistiques. Parallèlement, il note que « le rythme [du progrès technique], évalué à travers un indicateur de productivité mesure la vigueur du changement technologique » 179 . Avant d’étudier les premières tentatives pour endogénéiser l’innovation, une remarque sur la neutralité du changement technique s’impose. Elle porte sur la difficulté à élargir le concept de neutralité aux modèles à plusieurs secteurs. Le problème se pose en ces termes : comment le progrès technique est‑il apprécié au niveau macro‑économique lorsque la production n’est pas mono‑sectorielle ? La solution n’est pas triviale, comme l’atteste l’exemple d’une économie avec deux secteurs, l’un produisant des biens d’investissement et l’autre des biens de consommation. Le changement technique observé dans le secteur en amont a des conséquences économiques dans le secteur en aval. Il se traduit soit par une baisse du coût du capital pour le secteur des biens d’investissement, soit par une qualité accrue du capital pour un coût constant, soit par une combinaison des deux. A l’inverse, une innovation technique dans le secteur des biens de consommation n’a pas d’impact direct sur la production des biens d’investissement. Cela signifie que le progrès technique mesuré dans les secteurs diffuseurs est déterminant pour appréhender le changement technique au niveau macro‑économique. En d’autres termes, la valeur du capital par unité de produit de consommation évolue en partie en fonction du changement technique affectant le secteur des biens d’investissement. Pour conclure sur ce point, citons Thirtle et Ruttan [1987] : « ‘aussi, la neutralité au niveau agrégé dépend non seulement de la tendance du changement technique dans chaque secteur, mais également des taux de changement et de la taille relative des secteurs’ » 180 .

L’endogénéisation du changement technique, via la notion d’innovation induite, a succédé à la simple mesure du changement technique exogène. Binswanger [1978] 181 note que « ‘les modèles d’innovation induite et les tests empiriques de ces modèles sont une tentative pour découvrir les rôles joués par les prix des facteurs, les prix des biens et les autres variables économiques sur la détermination du rythme et de la tendance du changement technique’ » 182 . La problématique du changement technique induit a engendré de nombreuses discussions, dont une proposée par Salter, dans les deux premières éditions de Productivity and Technical Change, publiées en 1960 183 et 1966 184 . Salter insiste sur les effets d’une variation des prix relatifs des facteurs au niveau micro‑économique et cherche à montrer la complexité de la notion d’innovation induite. Il souligne qu’à l’équilibre, les facteurs sont rémunérés à leur coût marginal. Les facteurs ont un coût identique pour toutes les firmes et la substitution implique qu’aucun facteur n’est jamais « relativement cher ». Pour la firme, cela revient à dire que seule la réduction totale du coût des facteurs est pertinente. En conséquence, « quand le coût du travail augmente, toute avancée réduisant le coût total est la bienvenue, et savoir si elle est obtenue par une économie de travail ou de capital n’a pas de sens » 185 .

Cette idée a conduit Ahmad [1966] 186 à proposer le concept de « courbe des possibilités d’innovation » 187 . Une telle courbe est définie comme « ‘l’enveloppe de toutes les isoquantes alternatives (représentant un output donné sur des fonctions de production variées) qu’un homme d’affaires espère développer avec l’utilisation du montant disponible de qualification innovante et de temps (supposé constant dans cette analyse)’ » 188 . Binswanger [1974] 189 propose un modèle micro‑économique d’innovation induite, dont les conclusions diffèrent de celles de Ahmad. Les possibilités d’innovation sont définies, pour une fonction de production avec deux facteurs, par les deux égalités suivantes :A* = M(m).α+ M(n).αn et B* = M(m).βm + M(n).βn. A* et B* correspondent aux changements proportionnels de A et B, eux‑mêmes définis comme deux coefficients d’augmentation pour les inputs. m et n représentent deux processus de recherche, M(i) les fonctions d’échelle et αi et βi les coefficients de productivité réduisant A et B.

Thirtle et Ruttan [1987] notent que les principales conclusions, proposées par Binswanger à partir de ce modèle, sont les suivantes :

L’élargissement de la notion d’isoquante, proposé par Ahmad, a également trouvé son pendant avec la « frontière des possibilités d’innovation » 191 , mise en avant par Kennedy [1962] 192 . L’intérêt de ce concept porte sur l’origine des innovations induites. Pour Kennedy, elles découlent d’un raisonnement à partir des parts relatives des facteurs de production, et non plus de leurs prix relatifs. Dans cette optique, l’entrepreneur aura tendance à vouloir améliorer l’efficacité du facteur de production dont la part du coût dans le coût total est la plus élevée, indépendamment de son coût relatif. Pour Thirlwall [1999], « la frontière des possibilités d’innovation définit la compensation entre le taux de décroissance du capital et les coûts du travail par unité de produit. La frontière est non‑linéaire parce que l’élévation du taux d’économie des coûts est de plus en plus difficile à obtenir. L’entrepreneur choisira une combinaison de changement technique économisant le travail et le capital pour maximiser les réductions de coûts unitaires inscrites dans la frontière des possibilités d’innovation » 193 . Le modèle de Kennedy repose sur deux secteurs. Le taux d’intérêt est supposé constant et le travail homogène. La concurrence est parfaite et la fonction de production présente une homogénéité linéaire. Le changement technique n’apparaît que dans le secteur des biens de consommation et est neutre au sens de Harrod. Le taux de réduction du facteur travail, lié au changement technique, est donné par . Il croît avec la baisse de l’augmentation du capital . Plus le taux de croissance du travail est élevé, plus la croissance du capital est faible. La frontière des possibilités d’innovation est définie par , avec et . L’objectif du producteur est de maximiser la baisse de ses coûts unitaires () sur une période. Ces derniers sont donnés par les coefficients techniques pondérés par les parts relatives des facteurs dans les coûts totaux, correspondant à Sk et Sl=1‑Sk. Le problème du producteur s’écrit . Le point de tangence entre la frontière des possibilités d’innovation et le rapport des parts des facteurs donne la solution du programme de maximisation. Mathématiquement, cela signifie . Une part relativement élevée des coûts du capital dans le coût total conduit à une plus forte augmentation du capital qu’une situation caractérisée par une part moins importante des coûts du capital dans le coût total.

Thirtle et Ruttan [1987] listent toutefois un certain nombre de problèmes dans l’approche de Kennedy. Ils précisent d’abord que les possibilités d’innovation doivent être représentables par une telle frontière, ensuite que cette dernière doit être stable et enfin que ses caractéristiques doivent être connues par les innovateurs. Ils soulignent plus généralement que ces modèles macro-économiques manquent de fondements micro-économiques.

Notes
174.

Hicks J. [1932], The Theory of Wages, MacMillan, London.

175.

« Factor substitution is a (costless and instantaneous) movement along an existing production function or isoquant, in response to a change in prices. By contrast, new technology, which shifts the isoquant or production function, is the product of research that requires time and consumes real resources », Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 20.

176.

Hicks J. [1977], Economic Perspectives : Further Essays in Money and Growth, Clarendon Press, Oxford.

177.

« Whether such « induced innovations » were to be regarded as shifts in the production function, or as substitutions within an unchanged production function, was left rather obscure », Hicks [1977], p. 2, cité par Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 24.

178.

Le Bas [1991], p. 47.

179.

Le Bas [1991], p. 47.

180.

« Then neutrality in aggregate depends not only on the direction of technical change in each sector, but also in the relative rates of change and the relative sizes of the sectors », Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 19.

181.

Binswanger H. [1978], « Induced Technical Change », in H. Binswanger ‑ V. Ruttan (eds), Induced Innovation, John Hopkins University Press, Baltimore.

182.

« Models of induced innovation and empirical tests of such models are an attempt to discover the roles played by factor prices, goods prices, and other economic variables in determining the rate and direction of technical change », Binswanger [1978], p. 13, cité par Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 22.

183.

Salter W. [1960], Productivity and Technical Change, Cambridge University Press, Cambridge.

184.

Salter W. [1966], Productivity and Technical Change, 2nd Edition, Cambridge University Press, Cambridge.

185.

« When labor costs rise, any advance that reduces total cost is welcome, and whether this is achieved by saving labor or capital is irrelevant », Salter [1960], p. 43, cité par Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 25.

186.

Ahmad S. [1966], « On the Theory of Induced Innovations », Economic Journal, vol. 76, no. 302, June, pp. 344‑357.

187.

« Innovation possibility curve ».

188.

« Envelope of all the alternative isoquants (representing a given output on various production functions) which the business expects to develop with the use of the available amount of innovating skill and time (assumed constant throughout this analysis) », Ahmad [1966], p. 347, cité par Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 26.

189.

Binswanger H. [1974], « A Microeconomic Approach to Induced Innovation », Economic Journal, vol. 84, no. 336, December, pp. 940‑958.

190.

« 1) Any rise in the expected present value of the total cost of a factor will lead to an increased allocation of resources to the research activity that must saves that factor. 2) A rise in the cost of a research that saves a particular factor or a decline in the productivity of that research will reduce the allocation to that line of research, and hence bias technical change in the direction of the other factor. 3) With no budget constraint on research activities, a rise in the value of output (due to greater output or higher price) will increase the research budget and hence the rate of productivity growth », Thirtle ‑ Ruttan [1987], pp. 32‑33.

191.

« Innovation possibility frontier ».

192.

Kennedy C. [1962], « The Character of Improvements and of Technical Progress », Economic Journal, vol. 72, no. 328, December.

193.

« The IPF gives the trade‑off between the rate of decrease in capital and labour costs per unit of output. The frontier is non‑linear because higher rates of cost savings are increasingly difficult to achieve. The entrepreneur will choose a combination of capital and labour saving technical progress to maximise unit cost reductions subject to the IPF », Thirlwall [1999], p. F720.