5.1. Principales motivations des travaux néoclassiques

Malinvaud [1993] rappelle les objectifs des théories de la croissance au cours des trois décennies qui ont suivi la dernière guerre mondiale. Ces théories, qui ne se résument pas uniquement au modèle de Solow, même si celui‑ci a « un rôle pivot » 194 , cherchent à résoudre trois grands types de question :

  • les premiers objectifs portent sur une tentative d’explication de faits mis en évidence et qui attestent notamment de différences entre les niveaux de revenu nationaux. Une formalisation de ces faits conduit à s’interroger sur les relations entre la croissance de la production et la croissance des facteurs de production. L’importance à accorder aux calculs de productivité des facteurs nécessite un cadre analytique rigoureux pouvant justifier les outils à utiliser et les résultats en découlant ;
  • les deuxièmes buts portent sur la définition d’une croissance optimale. Elles nécessitent une explication du rôle des grandes variables macro‑économiques sur la croissance permettant de déterminer les meilleurs niveaux pour correspondre aux objectifs du planificateur. Il faut également expliciter les relations qu’entretiennent les facteurs de production entre eux pour expliquer leur substituabilité ;
  • les troisièmes objectifs consistent à améliorer la compréhension de la croissance et cherchent à justifier la supériorité de l’idée de stabilité et de convergence sur les théories proposées par Harrod et Domar qui montrent une croissance économique fondamentalement instable.

Pour apprécier la difficulté à appréhender, au début des années cinquante, le rôle de la croissance des facteurs de production sur la croissance du produit national, et pour insister sur l’importance de ces questions dans le contexte de la guerre froide, où deux modèles politiques et économiques s’affrontent, il est intéressant de noter une remarque énoncée par Krugman [1994a]. Il écrit : « feuilletant les anciens numéros de Foreign Affairs, du milieu des années cinquante jusqu’au début des années soixante, c’est donc un choc que de découvrir qu’au moins un article par an traitait des conséquences de la puissance industrielle croissante de l’Union soviétique » 195 . En note de bas de page, il précise encore que « l’anxiété provoquée par les conséquences de la croissance soviétique atteignit la cote d’alerte en 1959, année de la visite de Khrouchtchev aux Etats‑Unis. Newsweek le prit suffisamment au sérieux pour affirmer que l’Union soviétique pouvait bien être « en route vers la domination économique mondiale » » 196 . Sur ce point, Maddison [2001] indique que sur la période allant de 1950 à 1973, le taux de croissance annuel moyen par tête de l’Union soviétique correspond à 3.36 % 197 . Or, Krugman rappelle que la croissance du produit de l’économie soviétique s’explique simplement en appréciant la (forte) croissance des moyens de production mis en œuvre. Les statistiques montrent de surcroît que « le taux de croissance en efficacité n’avait rien de spectaculaire et était même très inférieur à celui des économies occidentales. Certains estiment même que ce taux était quasi‑nul » 198 . Mais ce sont précisément les travaux sur la croissance, construits autour des articles de Solow de 1956 et 1957, qui ont permis d’apporter de telles explications. Rappelons pour mémoire que l’article de Krugman cherche à montrer les erreurs d’interprétation du « miracle asiatique » et à expliquer que les taux de croissance élevés des « tigres de papier » 199 découlent, comme pour l’économie soviétique, de l’importance des investissements. Dans la troisième partie, nous revenons rapidement sur ce point à la lumière d’un article de Alwyn Young [1992] 200 et de commentaires de Aghion et Howitt [1998] sur les sources de la croissance de Singapour et de Hong Kong entre 1960 et 1985 201 .

Quoi qu’il en soit, Malinvaud [1993] recense deux types de problèmes auxquels ont été confrontées les théories de la croissance pour répondre aux trois objectifs précédemment mentionnés. Ils correspondent aux « difficultés statistiques » et « difficultés conceptuelles », déjà mises en évidence par Carré, Dubois et Malinvaud [1973] :

  • les premières traduisent le manque d’information concernant l’évolution de la production et la contribution des facteurs de production à la croissance observée ;
  • les secondes portent sur la formalisation de la fonction de production globale. Les difficultés à proposer une fonction agrégée satisfaisante ont été longues et laborieuses, comme en témoigne la controverse de Cambridge.

En conclusion de leur survey sur les théories de la croissance, Hahn et Matthews [1964] notent que l’intérêt des principaux travaux sur la croissance porte sur « ‘les différents aspects d’un point particulier : comment analyser la marche d’un système dans lequel un des inputs du processus de production est le capital, qui est lui‑même un bien produit et durable’ » 202 . Les deux économistes affirment alors que « ‘de nombreux progrès ont été faits pour comprendre les problèmes intellectuels sous‑jacents, concernant précisément les propriétés d’un état régulier ’» 203 . MacCallum [1996] précise le sens à donner aux notions néoclassiques qui portent sur la croissance. Concernant les états réguliers, correspondant aux sentiers sur lesquels toutes les variables croissent au même taux constant, il indique en note de bas de page que « certains auteurs utilisent le terme de « croissance équilibrée » pour de tels sentiers. Pour (lui), il semble préférable d’utiliser le terme d’ « état régulier » afin de suggérer la généralisation du concept d’état stationnaire, correspondant au cas où toutes les variables doivent croître au taux constant de zéro » 204 . Une décennie après la remarque de Hahn et Matthews, Harcourt [1977] rappelle qu’ « ‘à l’origine, la théorie néoclassique de la croissance était principalement concernée par l’analyse de l’état régulier. Très rapidement, toutefois, des modifications et des élargissements ont été apportés, parce que les conditions de la stabilité étaient étudiées en dehors du domaine des modèles à un seul bien simple multi‑usage, au sein desquels les prévisions étaient parfaites, en raison de l’hypothèse de malléabilité du seul bien multi‑usage’ » 205 . Harcourt note alors, et c’est le point le plus intéressant, que « ‘l’état régulier sert maintenant davantage comme point de référence et comme un moyen de faire fonctionner les muscles intellectuels. (...) L’intérêt de l’analyse s’est porté plus précisément sur les transitions’ » 206 .

Thirtle et Ruttan [1987] rappellent que « ‘fondé sur la physique classique et recourant à des analogies mécaniques, le concept fondamental de l’économie néoclassique est celui de l’équilibre, position vers laquelle le ressort doit revenir ou le balancier se stabiliser. (...) Pour l’analyse néoclassique, la dépendance de sentier est une complication malvenue. (...) Si le temps est pris en compte, la malléabilité mathématique est mise au service de la recherche de la stationnarité, qui par définition rend l’histoire non pertinente’ » 207 . Le cœur du problème touche, dès lors, au fonctionnement de l’économie, lorsqu’une de ses composantes est sujette à un changement. Ce dernier peut signifier l’apparition d’une innovation ou la modification des comportements d’épargne. La théorie néoclassique de la croissance s’intéresse alors au cheminement souhaitable de l’économie et aux conditions de la réalisation de ce cheminement. Le déplacement de la problématique, suggéré par Harcourt [1977] est intéressant, dans la mesure où il témoigne de la capacité de la théorie néoclassique à faire correspondre ses propositions théoriques avec la situation des principales économies d’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire avec les caractéristiques d’une économie qui n’a pas encore atteint son sentier de croissance équilibrée et qui est en phase de rattrapage.

Ce point soulève la question du rôle des politiques économiques dans le cadre néoclassique traditionnel. L’analyse néoclassique traditionnelle n’accorde pas de rôle particulier aux politiques publiques. En introduisant un coefficient de capital variable, elle affirme ses croyances en des mécanismes de marché susceptibles de toujours permettre à l’économie d’atteindre l’état régulier. Par ailleurs, Solow [1970] note que « ‘toute théorie évoquant la réalité a vraisemblablement des implications politiques. Mais le simple bon sens permet de se rendre compte qu’une théorie abstraite, comme celle que j’ai développée, ne peut dire que des choses abstraites sur la politique économique’ » 208 . Les économistes néoclassiques de la croissance ne négligent pas pour autant les politiques publiques. Solow [1970] précise toutefois : « ‘lorsque je parle des implications politiques, je dois me situer approximativement au même niveau d’abstraction que la théorie sur laquelle elles sont fondées’ » 209 . En fait, en ce qui concerne les politiques économiques, il faut distinguer les deux cas de figure suivants :

  • la recherche d’un niveau de revenu par tête ;
  • la hausse du taux de croissance du revenu par tête.

Ces deux éléments s’accordent avec la distinction faite par Lucas [1988] entre les « effets de niveaux » 210 et les « effets de croissance » 211 . Il note ainsi au crédit de l’analyse traditionnelle de la croissance que « même avec ses limites évidentes, le modèle néoclassique simple a contribué modestement à notre compréhension de la croissance économique » 212 . L’idée consiste à montrer que ce modèle a été capable de différencier les deux mécanismes suivants :

  • les changements affectant les sentiers de croissance eux‑mêmes mais pas leur forme ;
  • les changements de valeur des variables endogènes qui modifient le taux de croissance sur le sentier de croissance équilibrée.

Notes
194.

C’est l’expression employée par Malinvaud.

195.

Krugman [1994a], p. 166.

196.

Krugman [1994a], p. 166.

197.

A titre indicatif, ce taux est de 1.76 % entre 1913 et 1950 et de ‑1.75 % entre 1973 et 1998 pour l’Union soviétique jusqu’en 1991 et pour l’ensemble des ex‑pays membres de l’Union soviétique après 1991.

198.

Krugman [1994a], p. 171.

199.

C’est le terme de Krugman.

200.

Young A. [1992], « A Tale of Two Cities: Factor Accumulation and Technical Change in Hong Kong and Singapore », NBER Macroeconomics Annual, MIT Press, Cambridge, pp. 13‑54

201.

Voir p. 436.

202.

« Different aspects of one particular topic : how to analyse the working of a system in which one of the inputs in the productive process is capital, which is itself a produce good and is durable », Hahn ‑ Matthews [1964], p. 890.

203.

« Great progress has been made in understanding the intellectual problems involved, particularly as regards the properties of steady‑state growth », Hahn ‑ Matthews [1964], p. 890.

204.

« Some authors use the term « balanced growth » for such path. To me it seems preferable to use « steady state » so as to suggest a generalization of the concept of a stationary state, in which case every variable must grow at the constant rate of zero », MacCallum [1996], p. 44.

205.

« Initially, neoclassical growth theory was concerned principally with steady‑state analysis. Very quickly, however, modifications and extensions were made as the conditions of stability were investigated outside the domain of the simple one all‑purpose commodity model in which there was, in effect, perfect foresight because of the assumption of malleability of the one all‑purpose commodity », Harcourt [1977], p. 195.

206.

« The steady‑state now serves merely as a reference point and as means of flexing intellectual muscles. (...) The focus of the analysis has been, to a much greater extent, on the traverse », Harcourt [1977], p. 195.

207.

« Founded on classical physics and using mechanical analogues, the fundamental concept of neoclassical economics is that of equilibrium, the position to which the spring must return or the pendulum settle to rest. (...) To neoclassical analysis, path dependence is an unfortunate complication. (...) If time is dealt with, mathematical tractability is enhanced by seeking out stationarity, which definitionally makes history irrelevant », Thirtle ‑ Ruttan [1987], p. 74.

208.

Solow [1970], p. 112.

209.

Solow [1970], p. 112.

210.

« Level effects ».

211.

« Growth effects ».

212.

« Even granted its limitations, the simple neoclassical model has made basic contributions to our thinking about economic growth », Lucas [1988], p. 12.