Section 6. Conclusion provisoire sur l’analyse néoclassique traditionnelle de la croissance

Nous avons insisté sur le découpage opéré entre l’analyse de la croissance et l’étude du changement technique. Par ailleurs, nous avons déjà cité la démarche de Abramovitz [1956] 224 , venant appuyer les intuitions de Arrow [1962a] sur l’apprentissage. Les aspects historiques de la croissance sont abordés dans la troisième partie, lorsque nous étudions les relations entre les travaux théoriques et la description des « faits » économiques. L’analyse théorique de la croissance s’est également appuyée sur les travaux de Kuznets. Rosenberg [1982] note que « ‘pour commencer, Simon Kuznets a montrer que savoir si une innovation concerne un produit ou un processus dépend pour beaucoup de la perspective adoptée (Kuznets [1972]’ ‘ 225 ’ ‘). (...) De plus, Kuznets a apporté énormément d’explications, dès 1930 (Kuznets [1930]’ ‘ 226 ’ ‘), sur le rôle central des innovations de produits dans la croissance économique de long terme’ » 227 . L’approche historique de Kuznets est perçue comme un complément des travaux théoriques, au sens où ceux‑ci doivent pouvoir reproduire ses principales conclusions. A titre d’exemple, Barro et Sala‑i‑Martin [1995] listent les caractéristiques de la croissance des économies occidentales proposées par Kuznets. Ils insistent sur les transformations structurelles, comme l’urbanisation, le remplacement de l’artisanat par le salariat et le rôle de l’éducation. Ils rappellent également le renforcement des échanges internationaux et le rôle du changement technique, notamment en ce qu’il réduit la dépendance des pays aux ressources naturelles. Kuznets propose sept éléments pour décrire la croissance économique telle qu’il l’a observée (Baslé et al. [1988]). Il retient l’incidence sur la croissance des changements démographiques, de l’industrialisation, de l’urbanisation et du déplacement des activités entre les secteurs économiques, des modifications de la répartition du revenu, des changements de valeurs et des institutions et enfin de la notion de réussite et de pouvoir pour les individus. La démarche de Kuznets est fondamentalement inspirée par Mitchell, dont Kuznets a suivi les cours à l’Université de Columbia et avec qui il travaille dès 1927 au National Bureau of Economic Research. Aussi, Kuznets porte son attention sur les aspects empiriques de l’économie. Hodgson [1994c] note que « ‘son travail est marqué par une attention particulière aux détails empiriques, il ne généralise que sur la base de ce qu’il a démontré, il est toujours critique face aux théories construites sur des axiomes irréalistes, il essaie toujours de partir d’une analyse statistique des institutions concrètes. Le travail de Kuznets n’a jamais été extravagant, mais de nombreux économistes ont fait une utilisation intensive des fondations qu’il avait construites ’» 228 .

Quoi qu’il en soit, si les modèles néoclassiques de croissance apportent des éléments de réponse quand il s’agit d’expliquer la croissance rapide de l’Europe de l’Ouest et du Japon après la deuxième guerre mondiale, ils ont beaucoup plus de difficultés à expliquer les caractéristiques de la croissance des vingt‑cinq dernières années. D’ailleurs, Barro et Sala‑i‑Martin [1995] notent que « ‘c’est sans doute en raison de cette absence de liens avec les faits que la théorie de la croissance a disparu de facto, en tant que domaine de recherche actif, vers le début des années soixante‑dix, alors que les chocs pétroliers bouleversaient l’économie mondiale, et que la macro‑économie allait connaître la ’ ‘«’ ‘ révolution ’ ‘»’ ‘ des anticipations rationnelles. Pendant quinze ans, la recherche macro‑économique ne fut plus consacrée qu’à l’étude des fluctuations’ » 229 . Le développement de la « nouvelle économie classique » n’est pas abordée dans ce travail, parce qu’elle ne concerne pas le changement technique, mais il est toutefois intéressant de préciser un point. La « crise » de l’analyse de la croissance coïncide avec, d’une part, l’essoufflement de l’analyse néo‑cambridgienne et, d’autre part, le déplacement des centres d’intérêt de certains macro‑économistes. Sur ce dernier point, Boyer [1997] note que « ‘le programme de recherche des fondements micro‑économiques de la macro‑économie a réussi au point de faire apparaître l’analyse des cycles et de la croissance comme des cas particuliers des nouvelles théories micro‑économiques’ » 230 . Nous avons déjà précisé que les travaux néo‑cambridgiens n’ont pas réussi à discréditer l’analyse néoclassique de la croissance au sein de la communauté scientifique. Cependant, même s’ils se sont progressivement effacés, l’analyse néoclassique de la croissance s’est affaiblie d’elle‑même, incapable d’expliquer des faits nouveaux. Face à elle, deux autres courants d’analyse se développent, l’un porté sur les fluctuations macro‑économiques et l’autre mettant le changement technique au cœur des processus de croissance. Notons d’ailleurs, avec trente ans de recul, la vision de Solow [1970] sur ce point : « ‘certains éprouvent évidemment le besoin supplémentaire de faire la synthèse de la théorie de la croissance, qui tient pour acquis le plein‑emploi, et de la macro‑économie de courte période qui s’intéresse surtout aux variations du volume de l’emploi ’» 231 .

Deux décennies plus tard, Snowdon et Vane [1997], dans une de leurs réflexions sur l’état de la macro‑économie, soulignent qu’ « ‘à la suite des contributions de Romer, Lucas, Baumol, Abramovitz et d’autres, l’étude de la croissance économique est devenue à nouveau un domaine de recherche très actif. En 1996, le premier numéro du Journal of Economic Growth a été lancé, et désormais, de nombreux manuels de macro‑économie présentent leurs discussions sur la croissance au début et non plus à la fin (...). La croissance économique est redevenue un domaine de recherche vivant et est centrale dans la macro‑économie contemporaine ’» 232 . L’insatisfaction issue des travaux néoclassiques sur la croissance explique le souhait d’intégrer, au sein des modèles macro‑économiques, les caractéristiques du progrès technique, telles qu’elles sont définies au sein du paradigme du changement technique. Il convient donc de voir maintenant les théories du changement technique, en tant que paradigme complémentaire à celui consacré à la croissance. Cette étude est importante pour comprendre les thèmes développés par les économistes de l’innovation, thèmes que tentent d’intégrer une partie des modèles de croissance endogène.

Notes
224.

Abramovitz M. [1956], « Resource and Outputs Trends in the United States since 1870 », American Economic Review, Papers & Proceedings, vol. 46, no. 2, May.

225.

Kuznets S. [1972], « Innovations and Adjustments in Economic Growth », Swedish Journal of Economy, vol. 74.

226.

Kuznets S. [1930], Secular Movements in Production and Prices, Houghton Mifflin, Boston.

227.

« To begin with, Simon Kuznets has pointed out that whether an innovation concerns a product or a process depends very much upon whose perspective one is adopting (Kuznets [1972]). Furthermore, Kuznets had richly documented as long ago as 1930 (Kuznets [1930]) the central role of product innovation in long‑term economic growth », Rosenberg [1982], p. 4.

228.

« His work is marked by the closest attention to empirical detail; he generalizes only on the basis of what he has demonstrated; he is always critical of theories built in the air from unrealistic axioms; he always tries to start with the statistical analysis. Kuznet’s work was never flashy, but many economists have made extensive use of the solid foundations that he built », Hodgson [1994c], pp. 450‑451.

229.

Barro ‑ Sala‑I‑Martin [1995], p. 13.

230.

Boyer [1997], p. 1.

231.

Solow [1970], p. 132.

232.

« Following the contributions of Romer, Lucas, Baumol and Abramovitz and others, the study of economic growth has once again become a very active research area. In 1996 the first issue of a new Journal of Economic Growth was launched, and many well known macroeconomics textbooks now place their discussion of economic growth at the beginning rather than at the end of the text (...). Economic growth has returned as a vibrant research area and is central to contemporary macroeconomics », Snowdon ‑ Vane [1997], p. 24.