1.1. Les liens entre la science et la technologie

Des éléments historiques ont souvent été apportés pour illustrer le rôle central des dépenses publiques dans le dynamisme de la recherche basique et ses conséquences sur les activités de R&D des firmes et sur le système industriel dans son ensemble. A titre d’exemple, citons le travail de Nelson et Wright [1992]. Cet article s’intéresse à l’émergence des Etats‑Unis comme le détenteur du leadership technologique pendant les vingt‑cinq premières années qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Il porte également son attention sur les explications de l’effritement progressif de ce leadership. Les auteurs énoncent que « ‘les scientifiques et les ingénieurs qui étaient engagés dans l’effort de guerre ont eu gain de cause en affirmant de manière forte que la science universitaire garantit un soutien public, et durant les cinq années d’après‑guerre, le gouvernement a mis en place un mécanisme pour fournir ce soutien. Les nouveaux programmes de soutien de la recherche du National Science Foundation et du National Institutes of Health ont fourni des fonds publics pour la recherche basique universitaire dans de nombreux champs d’analyse’ » 235 . Evidemment, la recherche financée par des fonds publics, dans les économies occidentales après la seconde guerre mondiale, poursuivait surtout d’autres ambitions. Rapidement, soulignons l’importance des dépenses militaires, motivée d’abord par la volonté politique des gouvernements de renforcer leurs systèmes de défense nationaux. Plus globalement, notons comme le font Nelson et Wright pour les Etats‑Unis, que les dépenses publiques répondaient à chaque fois à des objectifs propres aux Agences qui en bénéficiaient. Or, ces Agences avaient un intérêt particulier dans le développement des résultats de la recherche fondamentale. Aussi, le soutien public ne se résumait pas aux phases de recherche, mais allait jusqu’aux processus de développement.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que la distinction entre la recherche pure et le développement des résultats, dans des produits ou des processus innovants, explique également la remise en cause du leadership technologique américain dans un certain nombre d’activités. En 1988, Rosenberg et Steinmueller s’interrogent pour comprendre « ‘pourquoi les américains sont de si piètres imitateurs’ » 236 . Ils soulignent la vision particulière des firmes américaines des processus de R&D. Ils montrent que les entreprises américaines voient davantage le changement technique comme résultant de la recherche que du développement. Ce point s’accorde avec le fait que les activités de développement sont moins nobles aux yeux des scientifiques. L’explication est simple : « ce sont des activités qui ne gagnent pas de prix Nobel, ni pour la plupart, de reconnaissance de la part de l’Office des brevets » 237 . Le succès américain s’est donc appuyé sur une recherche fondamentale dynamique. Mais le découpage systématique de la recherche et du développement, accepté à la fois par les scientifiques et les ingénieurs, est mis à mal par le succès des entreprises japonaises. En effet, contrairement à l’idée partagée alors, ces firmes ont su s’appuyer sur des innovations mineures en intervenant dans les phases de développement.

D’un point de vue théorique, ce type de comportement s’explique également par la place des intuitions de Schumpeter. Romani [1991] souligne une remarque avancée par Rosenberg en 1976 238 . Il écrit qu’ « ainsi, N. Rosenberg retient surtout les « mauvaises surprises » de l’héritage schumpeterien, qui, ajoute‑t‑il, continue de peser, et de manière préjudiciable, sur la capacité des économistes à comprendre l’origine et la nature du changement technologique » 239 . L’explication est la suivante : « son influence a été si forte que son modèle (destiné seulement à l’analyse des innovations majeures), est devenu le modèle de référence applicable à toute activité d’innovation » 240 . De manière similaire, concernant le rôle des premières appréciations du changement technique, Brooks [1996] note, en parlant du modèle linéaire de l’innovation, que « ce modèle simple, bien que remis de plus en plus en cause par les recherches scientifiques, a eu une influence importance et persistance sur l’organisation et le management de l’innovation aux Etats‑Unis jusqu’à une période récente » 241 . Les principaux arguments en faveur de ce modèle résident dans le rapport Science ‑ The Endless Frontier adressé en 1945 par Bush, directeur du Office of Scientific Research and Development, au président Roosevelt. La perception des activités de recherche y est clairement exprimée : « ‘L’industrie a appris depuis de nombreuses années que la recherche de base ne peut pas souvent être conduite avec succès quand elle est une sous‑division d’un bureau ou d’un département d’exploitation. Ceux‑ci ont des objectifs immédiats et sont constamment sous pression pour produire de manière tangible, qui est le test de leur valeur. Aucune de ces conditions n’est favorable à la recherche de base. La recherche correspond à l’exploration de l’inconnu et est nécessairement spéculative. Elle est inhibée par les approches, les traditions et les standards traditionnels. Elle ne peut pas être conduite avec satisfaction dans une atmosphère où elle est jaugée et testée par des standards d’exploitation ou de production. La recherche souffrira toujours quand elle sera mise en concurrence avec les activités opérationnelles. La décision sur le fait qu’il doive exister un nouvelle agence indépendante a été suggérée par chacun des comités consultés sur ces questions’ » 242 . Brooks [1996] précise que la vivacité des idées de ce rapport est d’autant plus surprenante que plusieurs exemples, tels que celui de la production des armes nucléaires ou de l’énergie nucléaire à partir des travaux issus de la découverte de la fission nucléaire, montrent une relation plus complexe que celle suggérée par le modèle linéaire. Il souligne que leur succès est fortement lié aux investissements continus dont ils ont profité pour mettre en place de nombreuses améliorations incrémentales.

Le modèle linéaire de l’innovation met en œuvre un ensemble de relations directes et non‑rétroactives entre les laboratoires publics, où la recherche fondamentale est réalisée, et les différents départements des entreprises, d’où sortent finalement les produits ou les processus et qui correspondent aux résultats de cette recherche. Dans l’entreprise, les relations impliquent les activités suivantes : recherche centrale développement ingénierie production vente. Cette conception revient à donner des rôles très précis aux activités de recherche et à celles du développement. Kennedy et Thirlwall [1972] notent que « ‘pour généraliser, la recherche tend à être dévolue à la découverte de nouvelles connaissances, alors que le développement est lié à la capacité de produire’ » 243 . Kennedy et Thirlwall [1972] rappellent que le National Science Foundation fait référence à trois activités distinctes incluses dans la notion de R&D :

  • la « recherche basique » 244 , correspondant aux travaux destinés à faire progresser la connaissance scientifique et dégagée de tout objectif commercial ;
  • la « recherche appliquée » 245 , mise en œuvre pour la découverte de nouvelles connaissances scientifiques ayant des objectifs commerciaux précis en termes de produits ou de processus ;
  • le « développement » 246 , prenant la forme d’activités techniques de nature non‑routinière destinées à transformer les résultats de la recherche en produits ou processus.

Le modèle linéaire de l’innovation permet de mettre en évidence les deux types de sources de la technologie proposées par Schmookler [1966] 247  :

  • la première correspond aux potentialités internes de la technologie. Elle est créée dans le domaine scientifique et est proposée à l’économie. Le rythme de la technologie dépend des découvertes des scientifiques, c’est le phénomène de la « technology push » ;
  • la seconde est consécutive aux opportunités de profit liées à la demande. Elle est également créée dans le domaine scientifique mais correspond à des besoins potentiels de l’économie. Le rythme de la technologie dépend des besoins des agents économiques, c’est le phénomène de la « demand pull ».

Usher distingue, en 1954 248 , trois tentatives d’explications différentes pour appréhender les sources de l’innovation. Elles apportent chacune un éclairage sur la dynamique de la découverte. Elles correspondent respectivement à :

  • l’approche « transcendentaliste » 249 . Elle perçoit l’émergence de l’innovation comme le résultat de l’inspiration d’individus particuliers qui, grâce à leur intuition, leur énergie et leurs compétences, apportent des éclaircissements sur des points particuliers. Cette vision a dominé les premiers travaux historiques sur le changement technique. Cependant, Usher la considère comme fondamentament a‑historique, parce qu’elle considère toujours les découvertes comme un phénomène inhabituel et non comme étant parfois le résultat d’une maturation professionnelle et technique ;
  • la vision sociologique du « processus mécaniste » 250 . Elle considère le processus d’invention comme le résultat de l’accumulation d’éléments individuels et décrit l’inventeur comme un instrument de l’histoire. Usher déplore que cette perspective néglige systématiquement les discontinuités dans le processus d’invention ;
  • l’analyse de la « synthèse cumulative » 251 . Elle considère que les inventions majeures trouvent leur origine dans l’amalgame d’inventions plus simples, correspondant chacune à un éclaircissement particulier. La proposition de Usher permet d’accorder une place particulière à l’inventeur dans le processus de découverte, mais sans lui accorder un trait de caractère particulier (comme le fait l’approche transcendentaliste) et sans le lier à un contexte historique qui le dépasse (à l’instar de l’approche du processus mécaniste).

Notes
235.

« The scientists and engineers who had engaged in the war effort had striking success in their argument that university science warranted public support, and during the half decade after the war the government put into place machinery to provide that support. The new research support programs of the National Science Foundation and the National Institutes of Health provided public funding of university basic research across a wide spectrum of fields », Nelson ‑ Wright [1992], p. 1951.

236.

« Why are Americans Such Poor Imitators? », titre de l’article.

237.

« They are activities that do not win Nobel Prizes; nor, for the most part, do they even win recognition at the Patent Office », Rosenberg ‑ Steinmueller [1988], pp. 230‑231.

238.

Rosenberg N. [1976], Perspectives on Technology, Cambridge University Press, Cambridge.

239.

Romani [1991], p. 87.

240.

Rosenberg [1976], p. 66, cité par Romani [1991], p. 87.

241.

« This simplistic model, though increasingly challenged by scholarly research, has had an important and persistent influence on the organization and management of innovation in the United‑States until recently », Brooks [1996], p. 21.

242.

« Industry learned many years ago that basic research cannot often be fruitfully conducted as an adjunct to or a subdivision of an operating agency or department. Operating agencies have immediate operating goals and are under constant pressure to produce in a tangible way, for that is the test of their value. None of these conditions is favourable to basic research. Research is the exploration of the unknown and is necessarily speculative. It is inhibited by conventional approaches, traditions, and standards. It cannot be satisfactorily conducted in an atmosphere where it is gauged and tested by operating or production standards. Basic scientific research should not, therefore, be placed under an operating agency whose paramount concern is anything other than research. Research will always suffer when put in competition with operations. The decision that there should be a new and independent agency was reached by each of the committees advising in these matters », Bush [1945].

243.

« To generalise, research tends to be directed to the search of new knowledge, while development is devoted to the capacity to produce », Kennedy ‑ Thirlwall [1972], p. 44.

244.

« Basic research ».

245.

« Applied research ».

246.

« Development ».

247.

Schmookler J. [1966], Invention and Economic Growth, Harvard University Press, Cambridge.

248.

Usher A. [1954], A History of Mechanical Inventions, Harvard University Press, Cambridge.

249.

« Transcendentalist ».

250.

« Mechanistic process »

251.

« Cumulative synthesis »