1.3. Des appréciations quantifiées de la diffusion de l’innovation

De nombreuses mesures empiriques de la diffusion de l’innovation ont été proposées, notamment par Griliches dès 1958 254 et Mansfield dès 1965 255 . Ces travaux s’appuient sur une distinction entre le « taux de rendement social » 256 et le « taux de rendement privé » 257 des activités de R&D. Ces mesures permettent de distinguer deux problématiques différentes :

Avant de nous intéresser à ces travaux, rappelons que la problématique de Schmookler définissant la demande comme la source de l’invention et de l’innovation est, selon Freeman [1994a], définitivement mise à mal à la fin des années soixante‑dix par Mowery et Rosenberg [1979] 258 . Ceux‑ci montrent que « les études empiriques sur l’innovation les plus souvent citées pour justifier l’effet de la demande ne justifient pas ces conclusions et en fait que les auteurs eux‑mêmes réfutent une telle interprétation. (...) Plus loin, Mowery and Rosenberg soulignent la confusion dans la littérature entre les « besoins », la « demande » et entre la « demande potentielle » et la « demande effective » » 259 . L’existence des spillovers fait notamment référence à la diffusion de la technologie et à la courbe en S. W. Cohen et Levinthal [1989] 260 définissent les spillovers de la connaissance comme « toute connaissance originale utile acquise dans le cadre de la recherche qui devient publiquement accessible, qu’il s’agisse d’un savoir caractérisant entièrement une innovation, ou de connaissances de nature moins complète » 261 . Quélin [1991] distingue trois types de modèles de diffusion organisés autour de cette problématique :

Le second type de travaux sur la diffusion des innovations porte sur l’estimation des dépenses publiques sur l’ensemble des activités de R&D de l’économie. Griliches [1995] résume les difficultés propres à cette démarche et distingue notamment deux obstacles :

Malgré ces remarques, Mansfield [1991] 270 propose d’apprécier l’impact de la recherche fondamentale sur les innovations industrielles. Les résultats sont repris par Mansfield [1996]. L’idée est que « ‘la plupart des innovations issues des recherches académiques récentes n’ont pas été inventées dans les universités. La recherche académique entraîne souvent de nouveaux résultats théoriques et empiriques et de nouveaux types d’instrumentation qui sont nécessaires au développement de nouveaux produits ou processus, mais conduit rarement elle‑même à une invention particulière’ » 271 . Mansfield s’intéresse notamment aux « nouveaux processus et produits issus de la recherche fondamentale récente » 272 entre 1975 et 1985 aux Etats‑Unis, à partir d’un échantillon de soixante‑seize firmes représentant les industries de l’informatique, de l’électronique, de la chimie, des instruments, de la pharmacie, des métaux et du pétrole. Mansfield montre qu’en moyenne, près d’une innovation sur dix n’aurait pas pu être développée, sans un délai considérable, en l’absence de recherche fondamentale. Pour l’industrie pharmaceutique, les taux atteignent respectivement 27 % et 29 % pour les produits et les processus d’innovation. A l’inverse, seulement 1 % des produits et des processus d’innovation de l’industrie pétrolière ont profité des avancées de la recherche fondamentale.

Ensuite, Mansfield [1996] s’intéresse à l’origine des fonds alloués aux centres de recherche reconnus par soixante‑dix firmes comme étant les principaux responsables des avancées enregistrées dans la recherche fondamentale pour leur domaine. Les universités les plus fréquemment citées sont souvent des leaders mondiaux dans le domaine scientifique et technologique, tels pour l’électronique, le Massachusetts Institute of Technology, l’University of Berkeley, l’University of Illinois, Stanford University et l’University Carngie‑Mellon. Toutefois, des universités sont également citées alors qu’elles ne sont pas reconnues par le National Academy of Sciences comme faisant partie des douze départements mondiaux les plus importants, comme l’University of Washington et l’University of Utah pour la chimie. Mansfield [1991] montre qu’en moyenne pour les sept industries citées précédemment, 95 % des chercheurs cités par les firmes sont complètement ou partiellement financés par le gouvernement fédéral. Parallèlement, 64 % des budgets de recherche de ces chercheurs sont financés par le gouvernement fédéral.

Au niveau agrégé, et en dépit des remarques qu’il souligne lui‑même, Griliches a beaucoup contribué à la mesure des flux technologiques, à la fois ceux partant de la recherche privée vers les entreprises et ceux issus des firmes et déterminant la productivité totale de l’économie. Hall [1996] énonce deux des principales difficultés liées à la mesure des rendements privés et publics de la R&D au niveau des firmes et des industries :

Hall recense ensuite plusieurs travaux appliqués consacrés à l’analyse des rendements de la R&D. Concernant la mesure des rendements privés de la R&D publique, elle liste notamment une contribution de Mowery [1985] 274 sur l’aviation. En 1989, ce secteur a reçu près des deux tiers des vingt‑cinq milliards de dollars de 1982 de fonds fédéraux en R&D destinés à l’industrie. L’évaluation des rendements des dépenses de R&D publiques porte sur les applications commerciales liées au développement de technologies consécutif à ces investissements gouvernementaux. Les conclusions de Mowery insistent notamment sur la difficulté à apprécier isolément les rendements de R&D dans un environnement où les spillovers sont multiples.

Dans son appréciation de l’ « ‘évolution de la politique de la science des Etats‑Unis’ » 275 , Brooks [1996] insiste sur les liens entre les phases d’accentuation de la guerre froide et le niveau et l’affectation des dépenses publiques en R&D. Il précise que pendant la période de renforcement des tensions avec le bloc soviétique, amorcé sous l’administration Carter après l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge et accentué pendant les mandats de Reagan, la hausse des dépenses publiques a deux origines différentes :

Toutefois, Brooks insiste sur le décalage croissant de cette perception avec la réalité de la recherche et de l’innovation. Il montre que jusqu’au milieu des années soixante‑dix, les chercheurs universitaires considèrent que le système de recherche universitaire ne doit pas protéger les résultats de ses travaux : « les brevets sont vus comme un obstacle à la libre circulation de l’information » 276 . D’ailleurs, lorsque des brevets sont déposés, ils sont la possession du gouvernement qui ne possède pas de mécanismes particuliers permettant le développement de ces recherches autrement que pour des objectifs gouvernementaux. Or, cette situation est profondément remise en cause par les découvertes sur la biologie moléculaire du début des années soixante‑dix, et par les applications commerciales qui en découlent. Aussi, à la fin des années quatre‑vingts, la politique des droits de propriété intellectuelle a profondément changé. Ces modifications se mesurent notamment par l’implication croissante des universités dans les phases de développement commercial soit au sein d’entreprises soit en aidant les inventeurs à fonder leur propre entreprise. Elles transparaissent également par la mise en place grandissante des University‑Industry Research Centers financés par les Agences fédérales, les industries et les Etats. Les commentaires et les recommandations du Rapport de mission sur la technologie et l’innovation rendu en mars 1998 par Guillaume à Claude Allègre, ministre de l’Education Nationale, de la Recherche et de la Technologie, à Dominique Strauss‑Kahn, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie et à Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’Industrie, vont dans le même sens. Nous revenons sur ces arguments dans la troisième partie 277 .

Notes
254.

Griliches Z. [1958], « Research Cost and Social Returns: Hybrid Corn and Related Innovations », Journal of Political Economy, vol. 66, no. 5, October, pp. 419‑431.

255.

Mansfield E. [1965], « Rates of Return from Industrial R&D », American Economic Review, Papers & Proceedings, vol. 55, no. 2, May, pp. 310‑322.

256.

« Social rate of returns ».

257.

« Private rate of return ».

258.

Mowery D. ‑ Rosenberg N. [1979], « The Influence of Market Demand upon Innovation: a Critical Review of some Recent Empirical Studies », Research Policy, vol. 8, pp. 102‑153.

259.

« Empirical studies of innovation which were often cited in support of « demand‑pull » did not in fact justify these conclusions and indeed that the authors themselves repudiated this interpretation (...). Mowery and Rosenberg further pointed to the confusion in the literature between « needs » and « demand » and between « potential demand » and « effective demand » », Freeman [1994], p. 479.

260.

Cohen W. ‑ Levinthal D. [1989], « Innovation and Learning: the Two Faces of R&D », Economic Journal, vol. 99, no. 397, September, pp. 569‑596.

261.

W. Cohen ‑ Levinthal [1989], p. 571, cité par OCDE [1992], pp. 54‑55.

262.

Griliches Z. [1957], « Hybrid Corn, an Exploration in the Economics of Technological Change », Econometrica, vol. 25, October.

263.

Mansfield E. [1968], Industrial Research and Technological Innovation: an Econometric Analysis, Norton, New York.

264.

Metcalfe J. S. [1981], « Impulse and Diffusion in the Study of Technical Change », Futures, vol. 13, no. 5, October, pp. 347‑359.

265.

Quélin [1991], p. 648.

266.

Voir p. 326.

267.

« One of the most accepted biological analogies is that of epidemics in diffusion research », de Bresson [1987], p. 753.

268.

« Given the data we have and are likely to have in the future, there are questions that one is unlikely to be able to answer from such data: e.g. questions about the exact time structure of the effects of R&D on productivity or the role of « science »in all of this. The level of « science » in the aggregate changes only very slowly, and we have no good way of assessing its differential impact on different industries », Griliches [1995], p. 81.

269.

« At the conceptual level we need more research on two very difficult topics: (1) how to measure the public product (and hence also the returns to R&D) in such important sectors as defense, health and financial and others services: and (2) how to conceptualize and estimate technological distance between firms and industries and the associated notions of externalities and spillovers in research », Griliches [1995], p. 81.

270.

Mansfield E. [1991], « Academic Research and Industrial Innovation », Research Policy, vol. 20, no. 1, February, pp. 1‑12.

271.

« Many inventions based on recent academic research were not invented at universities. Academic research often yields new theoretical and empirical findings and new types of instrumentation that are needed for the development of a new product or process, but it seldom results in the specific invention itself », Mansfield [1996], p. 125.

272.

« New products and processes based on recent academic research ».

273.

« Measuring and describing the lags between spending and productivity growth using econometrics methods has proved almost impossible », Hall [1996], p. 142.

274.

Mowery D. [1985], « Federal Funding of R&D in Transportation: the Case of Aviation », Workshop on the Federal Role in Research and Development, National Academies of Science and Engineering, November 21‑22.

275.

« Evolution of U.S. Science Policy », titre de l’article.

276.

« Patents were seen as obstructing the free flow of information », Brooks [1996], p. 28.

277.

Voir p. 519.