2.1. « Grandes firmes » et innovation chez Schumpeter

Quand la technologie est assimilée à de l’information, les activités de R&D sont centrales, puisque la technologie nouvelle est le résultat de ces activités. Les structures industrielles deviennent un des déterminants de la R&D et de la création de technologie. Schumpeter, dès 1942, a étudié le rôle des monopoles dans le développement de la R&D et de l’innovation. Cet aspect de la théorie de Schumpeter correspond à la dénomination « Schumpeter type II » 278 et aux idées proposées dans Capitalisme, socialisme et démocratie en 1942. Cette appellation s’oppose à la dénomination « Schumpeter type I » 279 , dont le contenu théorique est présenté dans la première édition en allemand de Théorie de l’évolution économique publiée en 1912. Malerba et Orsenigo [1995] expliquent que ces deux expressions ont été proposées par Nelson et Winter [1982] et Kamien et Schwartz [1982] 280 . Ils précisent que dans Théorie de l’évolution économique, « ‘Schumpeter examine la structure industrielle européenne de la fin du dix‑neuvième siècle, caractérisée par beaucoup de petites firmes. De ce point de vue, la configuration de l’activité d’innovation est caractérisée par une facilité d’entrée technologique et par le rôle majeur joué par les nouvelles firmes dans les activités d’innovation. Les nouveaux entrepreneurs viennent dans une industrie avec de nouvelles idées, de nouveaux produits ou de nouveaux processus, lancent de nouvelles entreprises qui remettent les firmes installées en question et ainsi dérangent perpétuellement les méthodes de production, d’organisation et de distribution en place et éliminent les quasi‑rentes liées aux innovations précédentes ’» 281 . Par contre, dans Capitalisme, socialisme et démocratie, « ‘inspiré par les caractéristiques de l’industrie américaine de la première moitié du vingtième siècle, Schumpeter examine l’importance du laboratoire de R&D industrielle pour l’innovation technologique et le rôle central joué par les grandes firmes. De ce point de vue, la configuration des activités d’innovation est caractérisée par la prédominance des grandes firmes installées et par les barrières à l’entrée pour les nouveaux innovateurs’ » 282 .

L’idée de Schumpeter [1942] est de considérer que les liens entre la forme des structures industrielles et la R&D sont très forts. Comme les dépenses de R&D sont très élevées et très incertaines, seules les grandes firmes peuvent les mettre en place. Il est alors nécessaire de préciser le sens à accorder à « grandes firmes ». Deux définitions différentes peuvent être données :

  • la première caractérise des firmes détenant un pouvoir de marché, c’est‑à‑dire étant en situation de monopole ;
  • la seconde s’applique à des firmes opérant sur un marché concurrentiel, mais de grande taille et possédant donc suffisamment de ressources financières et humaines pour entretenir une activité de R&D.

La problématique consiste à voir si les dépenses de R&D sont une fonction croissante à la fois de la taille des firmes et du nombre de firmes. En reprenant les termes de Kennedy et Thirlwall [1972], le problème est de déterminer si « ‘le même volume de recherche est possible avec un grand nombre de petites firmes qu’avec un petit nombre de grandes firmes, au moins au‑delà d’un certain seuil en dessous duquel aucune recherche ne sera mise en œuvre ’» 283 . L’analyse de Schumpeter [1942] réconcilie ces deux idées. Il soutient que la firme qui met une innovation en place entraîne une rupture dans les conditions de la concurrence qui lui permet de détenir le pouvoir de marché d’un monopole. Cette rupture est consécutive au « découragement de la concurrence, motivé par l’énormité des capitaux requis ou par le défaut d’expérience technique » 284 ou à « la mise en jeu éventuelle de moyens propres à écœurer où à paralyser les rivaux » 285 . Ceci revient à dire qu’une concurrence par l’innovation se substitue à la concurrence par les prix. Par conséquent, la conclusion principale que retient Tirole [1988] de ces travaux est que « si on souhaite pousser les entreprises à faire de la R&D, il faut accepter la création de monopoles comme un mal nécessaire » 286 .

Notes
278.

« Schumpeter Mark I ».

279.

« Schumpeter Mark II ».

280.

Kamien M ‑ Schwartz [1982], Market Structure and Innovation, Cambridge University Press, Cambridge.

281.

« Schumpeter examined the typical European industrial structure of the late nineteenth century characterised by many small firms. According to this view, the pattern of innovative activity is characterised by technological ease of entry in an industry and by a major role played by new firms in innovative activities. New entrepreneurs come in an industry with new ideas, new products or new processes, launch new enterprises which challenge established firms and thus continuously disrupt the current ways of production, organization and distribution and wipe out the quasi rents associated with previous innovations », Malerba ‑ Orsenigo [1995], p. 47.

282.

« Inspired by the features of the American industry of the first half of the twentieth century, Schumpeter discussed the relevance of the industrial R&D laboratory for technological innovation and the key role of large firms. According to this view, the pattern of innovative activities is characterised by the prevalence of large established firms and by relevant barriers to entry for new innovators », Malerba ‑ Orsenigo [1995], p. 47.

283.

« The same volume of research is possible with a large number of smaller firms as with a small number of large firms, at least beyond a certain threshold size below which no research will be undertaken », Kennedy ‑ Thirlwall [1972], p. 48.

284.

Schumpeter [1942], p. 129.

285.

Schumpeter [1942], p. 129.

286.

Tirole [1988], p. 380.