2.3. L’économie industrielle et l’analyse du changement technique

L’apparition de l’économie industrielle et l’émergence du paradigme structure‑comportement‑performance ont permis de nombreuses avancées théoriques et empiriques sur les liens entre les structures industrielles et les comportements stratégiques, dont la maîtrise du changement technique fait évidemment partie. Dans le Traité d’économie industrielle, Arena [1991a] recense les différents travaux qui ont donné naissance à l’économie industrielle. Dans l’ordre chronologique de leurs parutions, il souligne les contributions suivantes :

Arena [1991b] rappelle que dans l’esprit de Bain, chacune des composantes de la séquence structure‑comportement‑performance répond à une définition précise :

Constituée autour de cette séquence, l’économie industrielle se développe et permet l’éclosion de nombreux débats. Les premiers portent sur le sens des relations et la volonté de certains économistes d’introduire des effets rétroactifs dans la séquence. Les seconds concernent les comportements que des analystes souhaitent étoffer en abandonnant l’approche « structuraliste » originelle. Dans cette optique, les travaux menés par la théorie des « marchés contestables », proposée par Baumol, Panzar et Willig en 1982 303 , sont incontournables. Parmi les premières contributions sur les comportements des firmes, la notion de « barrières à l’entrée » est centrale. Morvan [1991] distingue trois grands types de barrières à l’entrée :

De ce point de vue, la maîtrise du progrès technique peut devenir un outil stratégique central pour les firmes installées comme pour les entrants potentiels. Pour ces derniers, l’objectif est de contourner les barrières en s’appuyant, par exemple, sur un processus innovant permettant de réduire les coûts de production et de mettre à mal un avantage en termes de coût des entreprises installées. Les entrants peuvent également bénéficier d’un produit innovant susceptible de concurrencer celui des firmes présentes. Morvan [1991] cite l’exemple de « ‘la production chimique à partir de produits pétroliers [qui] a permis l’entrée des entreprises pétrolières dans l’industrie pharmaceutique jusque‑là réservée aux chimistes’ » 304 .

La prise en compte des innovations de produits ou de processus dans la stratégie des firmes au sein du triptyque structure‑comportement‑performance est très importante en termes d’histoire de la pensée économique. Elle permet à l’analyse de l’organisation industrielle de rencontrer les travaux sur l’innovation et le changement technique. Si cet aspect n’est pas négligeable, c’est parce que les thèmes de l’organisation industrielle et ceux du progrès technique constitueront ensemble le cœur de l’analyse évolutionniste contemporaine. En effet, en insistant sur les « régimes technologiques » pour Nelson et Winter [1982] ou sur les « paradigmes technologiques » pour Dosi [1982], ces auteurs montrent que les structures des firmes ou des industries et les caractéristiques technologiques sont indissociables. Arena [1991b] insiste sur le rôle primordial de Clark dans le développement des travaux évolutionnistes et institutionnalistes aux Etats‑Unis. Il souligne notamment l’importance d’un article publié dans l’American Economic Review en 1940 305 et d’un ouvrage de 1961 306 . Arena précise que ‘«’ ‘ J. M. Clark mit en lumière la nécessité de prendre en compte l’innovation ou l’espace comme des éléments essentiels dans la compréhension des mécanismes concurrentiels’ » 307 . Plus loin, après avoir rappelé que la concurrence est perçue comme un processus de sélection, il note que « ‘ce type d’approche a été particulièrement appliqué à l’économie de la technologie et des innovations, afin de déterminer comment de nouvelles formes de technologie sont créées et comment elles acquièrent une signification économique par rapport aux changements structurels de l’environnement qui les accompagnent’ » 308 .

Pour autant, cela ne signifie nullement que l’ « Industrial Organization » et les travaux sur l’innovation voient la frontière de leurs thèmes respectifs s’estomper. Nous avons indiqué l’exemple du rapprochement partiel amorcé par des économistes qui vont prendre de plus en plus de latitude par rapport aux hypothèses néoclassiques traditionnelles. Cependant, au sein de l’analyse néoclassique, les deux thématiques demeurent encore cloisonnées. Pour s’en convaincre, il suffit de s’intéresser aux développements des recherches de l’ « Industrial Organization ». Ceux‑ci constituent la « nouvelle économie industrielle », apparue au cours des années soixante‑dix et ainsi dénommée par Schmalensee en 1988 309 . Morvan [1991] liste cinq nouvelles problématiques :

Parmi ces axes de recherche, tous ne s’intéressent pas au changement technique. En fait, seulement les deux derniers l’intègrent dans leur analyse. Les travaux sur la concurrence hors‑prix reposent notamment sur la notion de « ‘préemption ’», définie par Benzoni [1991] comme « ‘le comportement des firmes s’appuyant sur leur position de marché à l’instant t pour affaiblir la position des rivaux potentiels en t+n’ » 315 . Les dépenses de R&D sont alors une variable décisive. Ces modèles méritent notre attention, mais avant, nous proposons de voir les principaux traits des nouvelles analyses de la politique industrielle.

Les contributions sur les politiques industrielles ont surtout été développées par des économistes portés à la fois sur les questions traditionnelles d’économie industrielle, mais également sur les problèmes d’économie internationale. Les réflexions s’articulent sur les liens entre les politiques commerciales et les politiques industrielles. L’émergence de cette problématique est représentative de l’ « économie industrielle internationale », définie par J. T. Ravix [1991] comme « ‘l’ensemble des travaux qui se proposent, en appliquant au domaine de l’économie internationale les méthodes et les modèles de l’économie industrielle, d’élargir le champ de la théorie du commerce international à des phénomènes relevant traditionnellement de celui de la théorie de l’économie industrielle’ » 316 . L’apport de Krugman dans le renouvellement des thèmes et des outils de l’économie internationale est essentiel. J. T. Ravix [1991] rappelle la distinction faite par Krugman en 1989 317 , entre la prise en compte de la concurrence monopolistique au sein de l’analyse du commerce international et les travaux sur la concurrence oligopolistique et ses conséquences pour la politique industrielle. Il note « c’est donc à ce deuxième groupe de travaux qu’il conviendrait d’attribuer le label d’économie industrielle internationale, les autres relevant de ce que P. Krugman [1990] 318 nomme la nouvelle théorie du commerce international » 319 .

En fait, si l’économie industrielle internationale se développe au cours des années quatre‑vingts, Rainelli [1991] rappelle les premières tentatives faites pour rapprocher les thèmes de l’économie industrielle de ceux de l’économie internationale. Il souligne qu’elles débutent au cours des années soixante‑dix, avec les articles de Caves en 1971 320 et de White en 1974 321 , et même dès 1966 322 pour Vernon dans un article couplant l’analyse de la théorie du cycle de vie des produits à l’étude de la structure des échanges internationaux. Nous avons évoqué l’impulsion de Krugman dans l’émergence de l’économie industrielle internationale. D’autres économistes ont participé à son développement. Parmi eux, il convient de citer Helpman, avec une contribution au Handbook of International Economics en 1984 et un livre publié avec Krugman en 1985. La particularité de cet économiste est d’avoir également contribué à la compréhension et la formalisation des liens entre l’innovation et les échanges internationaux au sein d’une problématique de croissance endogène. De ce point de vue, ses travaux co‑écrits avec Grossman, en 1991 et 1994, sont essentiels. La diversité des centres d’intérêt de Helpman peut sembler surprenante à première vue. Toutefois, tous ces travaux ont un point commun : une thématique relevant d’abord et avant tout de l’économie internationale. Les différentes contributions recensées ici, a priori éclectiques, témoignent de la volonté de Helpman de rapprocher des disciplines partageant certaines des préoccupations traditionnellement dévolues aux spécialistes de l’économie internationale. Du point de vue des outils et/ou des méthodes, ces travaux s’appuient sur une démarche néoclassique, dont nous définirons certaines des caractéristiques, dans le deuxième chapitre de la deuxième partie, consacré au programme de recherche néoclassique de la croissance.

Notes
287.

Chamberlin E. [1933], The Theory of Monopolistic Competition, Harvard University Press, Cambridge.

288.

Arena [1991a], p. 60.

289.

Mason E. [1939], « Price and Production Policies of Large‑Scale Enterprises », American Economic Review, vol. 29, no. 1, March.

290.

Mason E. [1957], Economic Concentration and the Monopoly Problem, Harvard University Press, Cambridge.

291.

Arena [1991a], p. 62.

292.

Arena [1991a], p. 62.

293.

Bain J. [1951], « Relation of Profit Rate to Industry Competition: American Manufacturing 1936‑1940 », Quarterly Journal of Economic, vol. 65, no. 3, August.

294.

Bain J. [1954], « Economies of Scale, Concentration and the Conditions of Entry in Twenty Manufacturing Industries », American Economic Review, vol. 41, no. 1, March.

295.

Arena [1991b], p. 100.

296.

Arena [1991b], p. 103.

297.

Scherer F. [1970], Industrial Market Structure and Economic Performance, Rand Mac Nally, Chicago.

298.

Caves R. [1972], American Industry: Structure, Conduct, Performance, Englewoods‑Cliffs, Prentice‑Hall.

299.

Sherman R. [1974], The Economics of Industry, Little Brown & Co, Boston.

300.

Shepherd W. [1979], The Economics of Industrial Organization, Prentice Hall International, London.

301.

Bain J. [1959], Industrial Organization, John Wiley & Sons, New York.

302.

Bain [1959], cité par Arena [1991b], p. 99.

303.

Baumol W. ‑ Panzar J. ‑ Willig R. [1982], Contestable Markets and the Theory of Industrial Structure, Harcourt Brace Jovanovich, New York.

304.

Morvan [1991], p. 98.

305.

Clark J. M. [1940], « Towards a Concept of Workable Competition », American Economic Review, vol. 30, no. 3, June.

306.

Clark J. M. [1961], Competition as a Dynamic Process, Brookings Institution, Washington D. C.

307.

Arena [1991b], p. 121.

308.

Arena [1991a], p. 122.

309.

Schmalensee R. [1988], « Industrial Economics, an Overview », Economic Journal, vol. 98, no. 393, September, pp. 643‑681.

310.

Arena [1991a], p. 108.

311.

« The Nature of the Firm », titre de l’article.

312.

Coase [1937], p. 138.

313.

Williamson O. [1975], Markets and Hierarchies, Free Press, New York.

314.

Morvan [1991], p. 28.

315.

Benzoni [1991], p. 147.

316.

J. T. Ravix [1991], p. 222.

317.

Krugman P. [1989], « Industrial Organization and International Trade », in R. Schmalensee ‑ R. Willig (eds), Handbook of Industrial Organization, vol. 2, Elsevier Science Publishers B.V., Amsterdam.

318.

Krugman P. [1990], Rethinking International Trade, MIT Press, Cambridge.

319.

J. T. Ravix [1991], p. 225.

320.

Caves R. [1971], « International Corporations: the Industrial Economics of Foreign Investment », Economica, vol. 38, February.

321.

White L. [1974], « Industrial Organization and International Trade: some Theoretical Considerations », American Economic Review, vol. 64, no. 5, December.

322.

Vernon R. [1966], « International Investment and International Trade in the Product Cycle », Quarterly Journal of Economics, vol. 80, no. 2, May.